« L’absolument féminin », Duras lue par Blanchot

texte du 14 mars 2006


« Ici, le jeu serait remplacé par la lecture. Je crois toujours que rien ne remplace la lecture d’un texte, que rien ne remplace le manque de mémoire du texte, rien, aucun jeu. »


Car « La maladie de la mort pourrait être représentée au théâtre. », nous indique Marguerite Duras en appendice au texte du récit. Et nous avons choisi, parmi ses indications, de mettre en exergue, ce qui nous semble éclairer la lecture (et l’écriture) de ce qui est appelé à se dérouler dans la scène intérieure du lecteur.

Quant à l’argument, le voici tel qu’écrit par Duras, réduit à sa plus simple et plus pure expression :

« La jeune femme des nuits payées devrait être couchée sur des draps blancs au milieu de la scène. Elle pourrait être nue. Autour d’elle, un homme marcherait en racontant l’histoire.
Seule la femme dirait son rôle de mémoire. L’homme, jamais. L’homme lirait le texte, soit arrêté, soit en marchant autour de la jeune femme.
Celui dont il est question dans l’histoire ne serait jamais représenté. Même lorsqu’il s’adresserait à la jeune femme, ce serait par l’intercession de l’homme qui lit son histoire. »

Le dernier homme et la femme première, une communauté à l’impossible.  [1]

La maladie de la mort paraît en 1982. Un an plus tard, Maurice Blanchot, reprenant à partir d’un texte de Jean-Luc Nancy [2] une réflexion jamais interrompue sur l’exigence communiste, donne aux éditions de Minuit La communauté inavouable. Essai en deux parties, la première : La communauté négative, s’attarde sur l’exigence communautaire à partir des écrits de Georges Bataille, la seconde, La communauté des amants, poursuit la réflexion tout en accompagnant la lecture de La maladie de la mort.

Il commence ainsi [3] :

« J’introduis ici, d’une manière qui peut paraître arbitraire, des pages écrites sans autre pensée que celle d’accompagner la lecture d’un récit presque récent (mais la date n’importe pas) de Marguerite Duras. Sans l’idée claire, en tout cas, que ce récit (en lui-même suffisant, ce qui veut dire parfait, ce qui veut dire sans issue) me reconduirait à la pensée, poursuivie par ailleurs, qui interroge notre monde - le monde qui est nôtre pour n’être à personne - à partir de l’oubli, non pas des communautés qui y subsistent (elles se multiplient plutôt), mais de l’exigence « communautaire » qui les hante peut-être, mais s’y renonce presque sûrement. »

Le texte de Blanchot est en lui-même suffisant, ce qui veut dire parfait, mais non sans issue, en tous cas non sans résonances [4]

La toute première sera une référence scripturaire, Blanchot évoquant lui-même Kierkegaard et La maladie à la mort - i.e Le traité du désespoir, qui pourrait plus que l’épisode de Lazare (« Cette maladie ne conduit pas à la mort » Jean, ch. 11) faire penser à ce « péché qui conduit à la mort » (première lettre de Jean, 5, 16 b), c’est à dire celui qui consiste à se retrancher de la communauté, et en ce sens le « couple » du récit de Marguerite Duras formerait bien une communauté « inavouable », cf. les pages 80 à 82, qui portent comme titre La destruction de la société, L’apathie, où ce qui est en jeu est la tentative d’aimer pour Rien, « communauté négative, communauté de ceux qui n’ont pas de communauté ».

Avoir cité cette didascalie géante de Marguerite Duras [5] en appendice de son texte, l’incipit de Blanchot, devrait nous conduire à nous taire et laisser le lecteur aller aux oeuvres et laisser vibrer en lui ses propres résonances : un homme, une femme, l’amour, la mort, l’impossible de la communauté, la dimension sacrificielle, l’écriture, le secret, bref l’intimior intimo suo ...

Mais non. Car tous les prolongements qui pourront surgir à chaque lecture reconduiront à ces interrogations fondatrices, chacun de nous pourra se figurer être le Dernier Homme et ainsi rêver sa vie :

“Agitation de parole nullement confuse, - et quand elle se tait, elle ne se tait pas : je pouvais m’en distinguer, seulement l’entendre tout en m’entendant en elle, immense parole qui disait toujours « Nous ».
L’espèce d’ivresse qui jaillissait d’elle, venait de ce « Nous » qui jaillissait de moi et qui, bien au-delà de la chambre où l’espace commençait de s’enfermer, m’obligeait à m’entendre dans ce chœur dont je situais l’assise là-bas, quelque part vers la mer.
C’est là-bas que nous étions tous, dressés dans la solitude de notre unité, et ce que nous disions ne cessait de louer ce que nous étions :

« Qu’y a-t-il maintenant hors de nous ? » - « Personne. » - « Qui est le lointain et qui est le prochain ? » - « Nous ici et nous là-bas. » - « Et qui le plus vieux et le plus jeune ? » - « Nous. » - « Et qui doit être glorifié, qui vient vers nous, qui nous attend ? » - « Nous. » - « Et ce soleil, d’où tient-il sa lumière ? » - « De nous seuls. » - « Et le ciel, quel est-il ? »
– « La solitude qui est en nous. » - « Et qui donc doit être aimé ? »
« C’est moi. »”
 [6]

Ainsi résonnent aussi en « nous » bien des pages de Vie secrète [7], et a contrario mais non sans y être affine, le récit de L’Amour pur [8]et peut-être aussi d’ailleurs, du même auteur Un souvenir indécent, [9].

De même le "deal" initial de Dans la Solitude des champs de coton (Blanchot cite approximativement la formule de Lacan : donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas), notre "dernier homme" tentant ici de rejoindre la "première femme", cf. Le corps aurait été long, fait dans une seule coulée, en une seule fois, comme par Dieu lui-même, avec la perfection indélébile de l’accident personnel.

La "révélation" (le velum de la flaque blanche du drap, de la page, de la mise au silence du langage) finale que Blanchot compare à la disparition d’Emmaüs -terme d’un cheminement, de la présentification d’une absence, éclat fondateur (cf. Rembrandt) qui permet le retour à la grisaille du quotidien (De Certeau), une fois le texte poussé jusqu’à son terme (Tout est accompli), rouvre en quelque sorte l’espace au désir (de Certeau, Bernard Noël), et ici l’écriture de Duras rejoint la pensée de Blanchot, ce que nous soufflaient déjà quelques mystiques : "Je meurs de ne pas mourir" [10], et comme nous le soufflait aussi Jean-Luc Nancy, cette écriture et cette pensée sont bien un Libera ! [11]

On aura noté chez Blanchot le subtil passage de la Communauté négative à la Communauté des amants : mai 68 ; Bernard Sichère dans son Il faut sauver la politique [12] en fait aussi la remarque, pp. 60-62, "comme une chance dans l’être telle que des hommes localement, pour un temps, aiment la vérité de cette chance, l’accueillent et se reconnaissent en participer souverainement, c’est-à-dire sans pouvoir, sans volonté de pouvoir.

Il me semble ainsi que la conférence de Jean-Luc Nancy L’ "il y a " du rapport sexuel [13] gagne à être mise en relation avec ces deux textes. Citons au moins :

« Baiser a lieu selon l’accès à sa propre impossibilité, ou selon sa propre impossibilité comme accès à ce qui, du se-rapporter, est incommensurable à tout rapport. Mais on baise, et en baisant -quel que soit ce baiser - je le redis avec Celan, on (s’)imprime une brûlure de sens. La jouissance n’est rien qu’on puisse atteindre : elle est ce qui s’atteint et se consume en s’atteignant, brûlant son propre sens, c’est à dire l’illuminant en le calcinant.

Je conclus en proposant, pour une autre occasion, de pousser plus avant l’analyse d’une proposition qui s’énoncerait ainsi : le sexuel est l’il y a du rapport. »

À cette autre occasion donc !

© Ronald Klapka _ 14 mars 2006

[1A partir de La communauté des amants, (seconde partie de La Communauté inavouable, éds. Minuit, 1983), « pages écrites dans la pensée d’accompagner la lecture de La maladie de la mort, éds Minuit, 1982. »

[2Texte paru dans la revue Alea, puis « étoffé » : La Communauté désoeuvrée, Bourgois, livre réédité ; un autre suivra, La Communauté affrontée.

[3Exergue de Jean-Luc Nancy : « La seule loi de l’abandon, comme celle de l’amour, c’est d’être sans retour et sans recours. »

[4La lecture s’ordonne en un peu plus d’une quarantaine de pages d’une grande densité, selon les thèmes qui s’enchaînent comme suit : Mai 68, Présence du peuple, Le monde des amants, La maladie de la mort, Éthique et amour, Tristan et Iseult, Le saut mortel , Communauté traditionnelle, communauté élective, La destruction de la société, l’apathie, L’absolument féminin, L’inavouable communauté.

V. cette note de 2011, marquant une évolution de la perception de J-L. Nancy, relativement au désoeuvrement, qui suppose un minimum d’oeuvre.

[5Je ne peux m’empêcher de m’exclamer : quelle génie ! quant à cette mise en scène affectant jusqu’à l’autre scène : celle de l’écriture : le Vous, les conditionnels ; voir les indications de La Vie matérielle pp. 17-19 de l’édition Folio

[6Blanchot, Le dernier homme, L’Imaginaire/Gallimard

[7Pascal Quignard : « La vie de chacun d’entre nous n’est pas une tentative d’aimer. Elle est l’unique essai. » ; lire -ou relire- Martine Broda, la passion selon Quignard

[8Agustina Izquierdo, POL et Folio

[9aux éditions POL et Gallimard Folio

[10Thérèse : que muero porque no muero ; l’on sait à quel point Lacan (cf. couverture de Encore, (Transverbération, Chapelle du Bernin) s’y référait relativement à la jouissance féminine -il précisait aussi que quelques hommes tels Jean de la Croix pouvaient y prétendre, parce ce que précisément ils ne prétendaient pas ...

[11Maurice Blanchot, Récits critiques, Farrago, nov. 2003 , p. 629. « Volonté sans volonté qui est la volonté du juste, [...] du juste instant de quelqu’un ».

[12Bernard Sichère Il faut sauver la politique, éds Lignes-Manifeste, sept. 2004

[13Galilée, sept. 2001