A partir de « La communauté affrontée »

10/02/02 — Jean-Luc Nancy, Maurice Blanchot, Jean-Christophe Bailly, Michel Surya


La communauté affrontée¹Nancy/Blanchot - revue l’Oeil-de-Boeuf, 1998²Cosmos Basileus³Nancy/Blanchot - Un siècle d’écrivains


La communauté affrontée

Les éditions SE de Milan ont demandé à Jean-Luc Nancy de présenter une traduction revue de La communauté inavouable de Maurice Blanchot.

On sait que cet ouvrage a paru en réponse à un article de Jean-Luc Nancy dans la revue Aléa dirigée par Jean-Christophe Bailly en 1983 sous le titre de La communauté désoeuvrée, titre qui sera conservé dans l’ouvrage augmenté par la suite chez Bourgois (nouvelle édition 1990).

Le livre de Maurice Blanchot aux éditions de Minuit en 1983 [1], est un livre fondateur qui n’a pas pris une ride : ses deux parties (en résumant à outrance) : la communauté négative (Bataille), la communauté des amants (« la maladie de la mort » (Duras) [2]) pointent comme le dit fortement Jean-Luc Nancy "la communauté de ceux qui sont sans communauté" ; la manière dont sa matière travaille encore aujourd’hui un philosophe tel que Jean-Luc Nancy est de soi particulièrement impressionnante.

Aussi cette chronique est une invitation tout à la fois à lire ou relire le livre de Maurice Blanchot et à le confronter à celui que nous apportent les éditions Galilée (collection "La philosophie en effet" [3]), qui plus est dans le contexte que l’on sait.

C’est d’ailleurs tout naturellement que ce dernier ouvrage est dédié à Maurice Blanchot. Jean-Luc Nancy n’a pas manqué naguère de faire la mise au point qui s’impose quant aux engagements et au retrait de Blanchot, voir par exemple la revue l’OEil de Boeuf*.

Reproduire une partie de la quatrième de couverture reprécisera le contexte et la problématique :

« La question de la "communauté" est au travail depuis vingt ans (ouverte par la "fin du communisme"). Aujourd’hui, elle nous est à nouveau adressée sous la forme la plus dure : le monde se déchire [...] Ce n’est pas une guerre entre civilisations, c’est la guerre civile d’une improbable communauté mondiale traduite dans l’appel à une communauté suressentielle contre le commun du commerce et de la communication. Des deux manières, suressence et suréchange, on évite la difficulté véritable de l’être en commun, voire son impossibilité, à partir desquelles seulement on pourrait commencer à comprendre ce que c’est qu’être-avec et comment l’être ou ne pas l’être. »

Dans l’incipit qui précède la préface au livre de Blanchot, Jean-Luc Nancy précise plus encore, qu’il s’agit « de penser un monde en lui-même et par lui-même brisé, d’une brisure qui provient du plus reculé de son histoire et qui doit bien d’une manière ou d’une autre, pour le pire et peut-être -qui sait ?- pour l’un peu moins pire, constituer aujourd’hui son sens obscur, un sens non pas obscurci mais dont l’obscur est l’élément. C’est difficile, c’est nécessaire. C’est notre nécessité aux deux sens du mot : c’est notre pauvreté et notre obligation. »

De ce monde à penser, Jean-Luc Nancy a déjà donné de bien belles méditations, telles ce Cosmos Basileus, autrefois accessible sur un site finlandais et reparu avec Changement de monde dans la revue Lignes n°35 dirigée par Michel Surya (octobre 1998)*.

Pour qui n’aurait pas eu le bonheur d’entendre Jean-Luc Nancy évoquer la question de la communauté lors de l’émission Un siècle d’écrivains* consacrée à Maurice Blanchot, on espère que sa transcription donnera une idée d’une pensée aussi forte qu’accessible à qui veut bien se donner la peine de l’affronter sans hâte et pourra ainsi rejoindre une communauté de lecteurs.

Nancy/Blanchot - revue l’Oeil-de-Boeuf, 1998

« Il paraît qu’on n’en a pas fini (du moins, pour ceux qui avaient commencé...) avec la querelle faite à Blanchot. Combien de temps faudra-t-il donc pour dépasser cet épisode oiseux et inconsistant ? Au reste, la question dépend d’une question plus générale : combien de temps faudra-t-il pour dépasser les compulsions de la bonne conscience affairée à juger sommairement du passé, sans prendre la mesure des questions qu’il nous pose, ni du travail qu’il nous lègue ? Ce qui veut dire, bien clairement : l’anathème sur les "totalitarismes" et sur les "idéologies" (esthétiquement, sur les "romantismes") ne conclut rien, répète une rengaine consensuelle qui est à peine le préalable à l’élaboration de vraies questions.

Pour en rester à la querelle faite à Blanchot : elle se veut morale et politique d’une part (accusation d’antisémitisme), littéraire et théorique d’autre part (accusation de mysticisme et/ou de nihilisme). Les deux aspects sont tantôt disjoints, tantôt liés l’un à l’autre (romantisme de droite, et/ou surcompensation de l’antisémitisme par le mysticisme).

Cette querelle est moralement (politiquement) dérisoire, et littérairement (philosophiquement) vaine. Il faut enfin le dire, une bonne fois, au moins de manière principielle et très simple, non pas, d’ailleurs, pour dire que Blanchot est indiscutable, mais pour dire qu’on ne peut pas le discuter ainsi.

Politiquement dérisoire : les quelques formules antisémites de Blanchot dans les années Trente (prononcées à côté d’autres formules, elles catégoriques dans l’opposition au nazisme et à sa persécution des juifs) relèvent d’une concession, condamnable sans aucun doute, à une vulgarité d’époque qui en dit long sur l’antisémitisme lui-même, mais qui n’en dit pas plus sur Blanchot que n’en disent sur Flaubert, sur Baudelaire ou sur Kant, leurs propos antisémites.

Que l’antisémitisme sociologique et l’antisémitisme de doctrine (parachevé dans le nazisme) puissent avoir partie liée, c’est une chose. Que leur distinction de fait et de droit soit nécessaire (en tout cas avant 1940), c’en est une autre. Non seulement l’antisémitisme ne fut jamais, chez Blanchot, une pensée, mais encore sa pensée n’y fut jamais compromise, même lorsqu’elle était de droite.

Quant à la pensée de droite des années Trente, il faut savoir y discerner de manière précise (ce qui n’est certes pas toujours facile) les motifs réactionnaires classiques et ceux d’une autre réaction, plus profonde, à un désarroi du monde moderne dont on voit mieux encore soixante ans plus tard (et moyennant mai 68, que Blanchot sut déchiffrer), combien le ressassement de l’humanisme démocratique et de ses "valeurs" ne suffit pas à y répondre (quand il ne sert pas tout bonnement, et cyniquement, de façade idéologique à la domination et à l’exploitation).

Pour tout dire, la démocratie, la laïcité, la liberté et le droit ne sont toujours pas à la hauteur d’un enjeu qui n’est rien d’autre qu’une mutation dans l’histoire et dans la civilisation, peut-être dans le capitalisme même. Et pour être précis : cela n’annule pas l’opposition de la droite et de la gauche, loin de là, mais cela exige qu’on la pense à nouveaux frais (et non pas aux frais d’un passé simplifié pour la cause), sans certitudes acquises et sans aveuglement, volontaire ou non, sur l’état réel de l’"humanisme" et de l’humanité.

Pas de certitudes acquises, cela veut dire au moins : rien d’assuré quant à la communauté (rien de disponible quant au "peuple" ou quant à la "cité"). La certitude, au contraire, que tout imaginaire de la communauté la dénature et qu’en même temps il n’y a de sens qu’en commun (non communiel). Ces deux propositions définissent l’envers du fascisme, l’envers des camps mis par les camps dans une lumière nue, et une tâche de pensée à laquelle Blanchot n’a pas cessé de prendre sa part.

" Le beau qualificatif d’humain qu’on donne à notre littérature serait follement usurpé, si elle ne s’occupait de l’homme que pour le laisser à lui-même ou en tirer un matériel utile d’étude... "

Littérairement vaine : il n’y a pas de doute que l’oeuvre de Blanchot n’est pas exempte de romantisme, si l’on nomme ainsi la religion de l’art et tout d’abord de la littérature (de/dans la communauté). Cette oeuvre ne cessera pas de provenir de là : et quelle oeuvre de ce siècle n’en provient pas à un titre ou à un autre, si l’on excepte les exercices des sceptiques ou des positivistes ?

Cependant, à considérer le mouvement de Blanchot, on trouvera qu’il est aussi bien fait d’un arrachement constant, sans doute inquiet et difficile (peut-être à contrecoeur parfois ?), mais tenace et soucieux, à la religion littéraire. Il n’y a pas, chez lui, de mysticisme nihiliste de la littérature, tout simplement parce que, de plus en plus, son objet n’est pas "la littérature", mais au contraire un retrait de la fascination (ou de la distraction) littéraire. On pourrait dire que tout n’a pas cessé de tourner (d’hésiter aussi, et de se décider) autour de toutes les manières possibles d’entendre et de développer cette phrase d’un article de 1932 : " Le beau qualificatif d’humain qu’on donne à notre littérature serait follement usurpé, si elle ne s’occupait de l’homme que pour le laisser à lui-même ou en tirer un matériel utile d’étude... ". C’est de cela et c’est par cela que Blanchot a écrit.

Blanchot s’occupe, pour finir, sous les noms d’"écriture" ou de "désoeuvrement", de la condition faite au sens, à sa production et à sa circulation, lorsque sont suspendues les fascinations et les distractions, les figures pleines de la signification et de la communication : bref, les mythes. La rupture (qui certes ne fut pas d’emblée donnée à Blanchot) avec toute "nouvelle mythologie" définit un écart et au romantisme et à la "littérature" même.

Or c’est une question du mythe qui articule aussi bien la question du fascisme que celle, aujourd’hui, d’une pensée autre de la communauté et de l’histoire Plus précisément : c’est le rapport au mythe, à l’idée mythique ou mythologique, qui fait ici la différence entre les pensées (on le vérifie chaque jour, et une lecture des textes de Blanchot dans leur séquence historique le vérifierait aussi). C’est-à-dire aussi : la question de savoir comment soutenir l’absence de mythe. En d’autres termes, c’est la question de savoir comment, désormais, l’imaginaire peut rendre compte du symbolique (du lien, ou du sens). Ou bien, pour l’essayer avec d’autres mots encore : comment s’opère désormais ce que certains appellent la "subjectivation", l’appropriation d’une identité (et) de son être-en-commun.

Pas de "littérature" là-dedans, ni de "théorie littéraire", pas de mystique non plus mais un questionnement difficile, qui exige que "la pensée se laisse, par l’écriture, délier jusqu’au fragmentaire" : où l’on entendra, au moins, le refus décidé des totalisations imaginaires. De la littérature, s’il le faut, on ne peut reparler qu’au-delà, et de la politique aussi. (Bien sûr, on peut dire tout cela autrement, soutenir qu’il ne s’agit que de littérature : mais ce nom n’est alors, dans l’énigme qu’il entretient depuis qu’il a pris son sens moderne, que le chiffre de l’effacement des mythes.)

Voilà, me semble-t-il, la clarté élémentaire qu’on est en droit d’exiger avant d’entreprendre aucun débat autour de Blanchot, c’est-à-dire autour de nous, de notre façon d’être exposés à la fragilité du temps présent, héritier d’une histoire brisée. »

Cosmos Basileus

« L’unité d’un monde n’est pas une : elle est faite d’une diversité, jusqu’à la disparité et l’opposition. Elle en est faite, c’est-à-dire qu’elle ne s’y ajoute pas et qu’elle ne la réduit pas. L’unité d’un monde n’est rien d’autre que sa diversité, et celle-ci est à son tour une diversité de mondes. Un monde est une multiplicité de mondes, le monde est une multiplicité de mondes, et son unité est le partage et l’exposition mutuelle en ce monde de tous ses mondes.

Le partage du monde est la loi du monde. Le monde n’en a pas d’autre, il n’est soumis à aucune autorité, il n’a pas de souverain. Kosmos, nomos. Sa loi suprême est en lui comme le tracé multiple et mobile du partage qu’il est. Nomos, c’est la distribution, la répartition, l’attribution des parts. Place territoriale, portion de nourriture, délimitation de droits et devoirs, à chacun et à chaque fois comme il convient.

Mais comment convient-il ? La mesure de la convenance - la loi de la loi, la justice absolue - n’est pas ailleurs que dans le partage lui-même et dans la singularité exceptionnelle de chacun, de chaque cas, selon ce partage. Toutefois, ce partage n’est pas donné, et "chacun" n’est pas donné (ce qu’est l’unité de chaque part, l’occurrence de son cas, la configuration de chaque monde). Ce n’est pas une distribution accomplie. Le monde n’est pas donné. Il est lui-même le don. Le monde est sa propre création (c’est ce que veut dire "création"). Son partage est à chaque instant mis en jeu : univers en expansion, illimitation des individus, exigence infinie de la justice.

*

"Justice" désigne ce qui doit être rendu (comme on dit en français, "rendre justice"). Ce qui doit être restitué, remis, donné en retour à chaque existant singulier : ce qui doit lui être accordé en retour du don qu’il est lui-même. Et cela comporte aussi qu’on ne sait pas exactement (on ne sait pas "au juste", comme on dit encore en français) qui ou quoi est un "existant singulier", ni jusqu’où, ni à partir d’où. En raison du don et du partage incessants du monde, on ne sait pas où commence et où finit le partage d’un caillou, ou celui d’une personne. La délinéation est toujours plus ample et en même temps plus serrée qu’on ne croit la saisir (ou plutôt, on saisit très bien, pour peu qu’on soit attentif, combien le contour est tremblant, mobile et fuyant). Chaque existant appartient à plus d’ensembles, de masses, de tissus ou de complexes qu’on ne l’aperçoit d’abord, et chacun aussi s’en détache plus, et se détache de lui-même, infiniment. Chacun ouvre et ferme sur plus de mondes, en lui comme hors de lui, creusant le dehors dedans, et réciproquement.

La convenance est donc définie par la mesure propre à chaque existant et à la communauté (ou communication, ou contagion, contact) infinie, ou indéfiniment ouverte, circulante et transformante, de toutes les existences entre elles.

Ce n’est pas une double convenance. C’est la même, car la communauté n’est pas ajoutée à l’existant. Celui-ci n’a pas sa propre consistance et subsistance à part soi : mais il l’a comme partage de la communauté. Celle-ci (qui n’est rien non plus de subsistant par soi, qui est le contact, le côtoiement, la porosité, l’osmose, et le frottement, l’attraction et la répulsion, etc.) est consubstantielle à l’existant : à chacun et à tous, à chacun comme à tous, à chacun en tant qu’à tous. Elle est, pour traduire en un certain langage, le "corps mystique" du monde, ou bien dans un autre l’"action réciproque" des parties du monde. Mais dans tous les cas elle est la coexistence par laquelle se définissent à la fois l’existence même, et un monde en général.

La coexistence se tient à égale distance de la juxtaposition et de l’intégration. La coexistence ne survient pas à l’existence, elle ne s’y ajoute pas et on ne peut pas l’en soustraire : elle est l’existence.

Exister ne se fait pas seul, si on peut le dire ainsi. C’est l’être qui est seul, du moins dans tous les sens ordinaires qu’on peut donner à l’être. Mais l’existence n’est rien d’autre que l’être exposé : sorti de sa simple identité à soi et de sa pure position, exposé au surgissement, à la création, donc au dehors, à l’extériorité, à la multiplicité, à l’altérité et à l’altération. (En un sens, assurément, ce n’est pas autre chose que l’être exposé à l’être lui-même, à son propre "être", et aussi par conséquent, l’être exposé en tant qu’être : l’exposition comme essence de l’être.)

*

La justice est donc la remise à chaque existant de ce qui lui revient selon sa création unique, singulière dans sa coexistence avec toutes les autres créations. Les deux mesures ne se séparent pas : la propriété singulière vaut selon le tracé singulier qui l’ajointe aux autres propriétés. Ce qui distingue est aussi ce qui met "avec" et "ensemble".

La justice doit être rendue au tracé du propre, à sa découpe chaque fois appropriée - découpe qui ne coupe pas et qui ne prélève pas sur un fond, mais découpe commune qui fait d’un seul coup écart et contact, coexistence dont l’entrelacs indéfini est le seul "fond" sur lequel s’enlève la "forme" de l’existence. Il n’y a donc pas de fond : il n’y a que l’"avec", la proximité et son espacement, l’étrangère familiarité de tous les mondes dans le monde.

Pour chacun, son horizon le plus approprié est aussi bien son côtoiement de l’autre horizon : celui du coexistant, de tous les coexistants, de la totalité coexistante. Mais "côtoiement" est encore peu dire, si l’on ne comprend pas que tous les horizons sont des côtés de la même découpe, du même tracé sinueux et fulgurant qui est celui du monde (son "unité"). Ce tracé n’est propre à aucun existant, et encore moins à une autre espèce de substance qui surplomberait le monde : il est l’impropriété commune, la non-appartenance et la non-dépendance, l’errance absolue de la création du monde.

La justice doit donc être rendue à la fois à l’absoluité singulière du propre et à l’impropriété absolue de la communauté des existants. Elle doit être rendue exactement à l’une et à l’autre : tel est le jeu (ou le sens) du monde.

Justice infinie, par conséquent, qui doit être rendue à la fois à la propriété de chacun et à l’impropriété commune de tous : à la naissance et à la mort, qui tiennent entre elles l’infinité du sens. Ou plutôt : à la naissance et à la mort qui sont, l’une avec l’autre et l’une dans l’autre (ou l’une par l’autre), le débordement infini du sens, et donc de la justice. La naissance et la mort dont il convient - c’est la stricte justice de la vérité - de ne rien dire, mais dont toute parole vraie vise éperdument la juste mesure.

Cette justice infinie n’est visible nulle part. De toutes parts se déchaîne au contraire une injustice insupportable. La terre tremble, les virus infectent, les hommes sont des criminels, des menteurs et des bourreaux.

La justice ne peut pas être dégagée d’une gangue ou d’une brume d’injustice. Pas plus ne peut-elle être projetée comme une conversion suprême de l’injustice. Il fait partie de la justice infinie qu’il faille heurter durement l’injustice. Mais comment et pourquoi cela en fait partie, on ne peut en rendre raison. Cela ne relève plus des interrogations sur la raison, ni des demandes de sens. Cela fait partie de l’infinité de la justice, et de la création ininterrompue du monde : de telle manière que l’infinité n’est jamais ni nulle part appelée à s’accomplir, pas même comme un infini retour de soi en soi. La naissance et la mort, le partage et la coexistence appartiennent à l’infini. Lui-même, si l’on peut dire, apparaît et disparaît, se divise et coexiste : il est le mouvement, l’agitation de la diversité générale des mondes qui font le monde (et qui le défont aussi bien).

C’est pourquoi la justice est toujours aussi - et peut-être d’abord - l’exigence de justice : la réclamation et la protestation contre l’injustice, l’appel qui crie pour la justice, le souffle qui s’épuise pour elle. La loi de la justice est cette tension inapaisable vers la justice même. Pareillement, la loi du monde est une tension infinie vers le monde même. Ces deux lois ne sont pas seulement homologues : elles sont la même et unique loi du partage absolu (on pourrait dire : la loi de l’Absolu en tant que partage).

La justice ne vient pas du dehors (quel dehors ?) planer au-dessus du monde, pour le réparer ou pour l’accomplir. Elle est donnée avec le monde, en lui et comme la loi même de sa donation. Il n’y a aucun souverain, ni temple, ni table de la loi qui ne soit strictement le monde lui-même, le tracé sévère, inextricable et inachevable de son horizon. On pourrait être tenté de dire : il y a une justice pour le monde, et il y a un monde pour la justice. Mais ces finalités ou ces intentions réciproques diraient bien mal ce qu’il en est. Le monde est à lui-même la loi suprême de sa justice : non pas le monde donné et "tel qu’il est", mais ceci, que le monde surgit, congruence proprement incongrue. »

Nancy/Blanchot - Un siècle d’écrivains  [4]

« La question de la communauté est devenue pressante à l’époque où commençait à s’effondrer le modèle appelé communiste. A la mesure de cet effondrement, il est apparu nécessaire à plusieurs d’entre nous de reprendre, de reprendre radicalement, la question de l’être en commun, et c’est ainsi qu’en 1983 par exemple Blanchot pouvait écrire que la réflexion sur l’exigence communiste, comme il disait, ne l’avait jamais abandonné.

L’écriture et la littérature selon Blanchot, sont inséparables de l’être en commun et de la communication. L’écriture n’est pas pour Blanchot, un objet formel et fermé , ce n’est pas un objet esthétique ni autistique , mais l’écriture c’est le rapport d’adresse par lequel non seulement un moi s’adresse à un toi , mais par lequel il y a seulement un moi et un toi, un un et un autre et par lequel seulement il peut y avoir une solitude et un dehors de la solitude, une expression, ou pour reprendre le mot de Bataille une extase.

L’écrivain et le lecteur se font l’un l’autre, et se faisant l’un l’autre, ils se déplacent l’un l’autre et ils se déplacent l’un par rapport à l’autre. Ils n’ont pas quelque chose à se communiquer, ils n’ont pas un message à se transmettre, ce qu’ils partagent, l’écrivain et le lecteur, c’est à dire aussi l’un et l’autre en général dans la communauté, ce qu’ils partagent c’est la puissance et la passion de se communiquer et à ceux qui attendent de l’écriture en ce sens une signification déterminable et communicable.

Il vaut mieux dire qu’il n’y a rien à communiquer, mais ce rien à communiquer n’a rien de nihiliste. Il n’y a pas moins nihiliste que Blanchot. Blanchot est celui qui écrit d’ailleurs les pessimistes n’écrivent pas et donc la communauté est immontrable, imprésentable. Elle ne peut pas elle-même devenir un terme donné, elle ne peut pas être mise en Oeuvre contrairement à ce qu’ont voulu les totalitarismes et contrairement à ce que veut sans doute toute volonté qui n’est que politique. Mais pour autant la communauté n’est pas une abstraction, ni un idéal flottant en l’air ; la communauté est elle-même ce mouvement ce rapport sans cesse en déplacement ; la communauté est le mouvement de l’écriture

Lorsque Blanchot parle dans La communauté inavouable (éd. Minuit, 1983), du fond sans fond de la communication, il n’y a là aucune acrobatie verbale, aucun mysticisme. Ce fond sans fond de la communication nous savons tous très bien ce que c’est, c’est ce sans fond auquel tout échange aboutit non pas comme à une impasse mais comme à l’ouverture qui est précisément l’ouverture de l’un de sur l’autre ou l’ouverture de l’un à l’autre.

Cet échange étant celui dont Blanchot dit aussi - seule en vaut la peine la transmission de l’intransmissible - et la peine que vaut la transmission de l’intransmissible on pourrait dire que c’est la peine infinie qu’il y a à comme ont dit couramment se faire comprendre, ce à quoi on aboutit jamais.

Mais dans ce non-aboutissement du se faire comprendre il y a en même temps tout le mouvement de l’ouverture de la communication, c’est à dire aussi tout le mouvement par lequel un moi sort de son moi et de ses petites préoccupations, c’est à dire aussi le seul mouvement par lequel on existe véritablement. »

© Ronald Klapka _ 10 mars 2002

[1Maurice Blanchot, La communauté inavouable, Minuit, 1983.
Reprenons les premières phrases de l’auteur de L’Excès-L’usine » à la parution du livre :

« Le mot communauté peut-il avoir encore un sens ? Au-delà des avatars, des mensonges, de l’horreur de l’union parfaite, communielle, fusionnelle - qu’elle soit de groupe, de secte ou de couple –, Maurice Blanchot évoque un lieu où " le dire prime le dit ”, un lieu de pure forme en quelque sorte, un lieu vide, pour rien, “ désœuvré ”, mais qui, à cause de cela même, est le lieu de possibilité de toute vie. Il parle de Mai 68, et ce moment on le reconnaît – moment fondateur, moment d’émergence du désir, avant que celui-ci ne retombe dans des mots d’ordre si beaux ou si justes soient-ils. Ce qui mobilise dépasse toujours telle ou telle revendication, et la lutte est toujours une lutte pour la dignité, pour le “ sentiment ultime d’appartenance à l’espèce " selon l’expression de Robert Antelme. En Mai 68, “ la poésie était quotidienne ”, la communication “ spontanée ”, et sur les murs on retrouvait ce qui est au principe de toute littérature : le souci de transmettre non un savoir, ni un discours, même critique, mais un sens de la rencontre. »
Leslie Kaplan, Libération, janvier 1984.

[2Marguerite Duras, La maladie de la mort, Minuit, 1983. Sur la rencontre Blanchot/Duras, lire notre chronique « L’absolument féminin », Duras lue par Blanchot.

[3Jean-Luc Nancy, La communauté affrontée, Galilée, 2001.

[4 Un siècle d’écrivains : Maurice Blanchot / Hugo Santiago, réalisateur ; Christophe Bident, auteur.
DVD, produit en 1998 par INA / France 3.
Argument :

"Maurice Blanchot, romancier et critique, est né en 1907. Sa vie est entièrement vouée à la littérature et au silence qui lui est propre." Cette formule en épigraphe de ses livres dit la volonté d’effacement de l’auteur d’une des oeuvres majeures du XXe siècle. Les concepteurs de ce portrait d’une remarquable densité ont donc traqué les traces de sa présence et recueilli le témoignage de ses amis. Leur quête nous conduit à Neuilly, à Eze ou dans diverses rues de Paris, pour nous ramener à sa maison d’enfance (Quain, Saône-et-Loire), évoquée dans "L’Instant de ma mort" (1994). Elle s’arrête sur son parcours politique, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche. Et passe par la Maison des écrivains où, le 22 septembre 1997, un hommage lui était rendu pour le "don incommensurable qu’il nous a fait, celui de son oeuvre toute entière et celui de sa présence amicale, si proche dans son retrait". Elle fait surtout la part belle aux amis, les morts, Lévinas, Bataille ou Mascolo, et les vivants, Agamben, Nadeau, Derrida, Nancy, Dupin ou des Forêts. Tant, dans les écrits de Blanchot, l’amitié est, avec la "communauté", la mort, la parole ou la possibilité de la littérature, un thème déterminant.