Inventer une phénoménologie de la dissonance

24/11/09 — Eric Chauvier, Jean-Paul Curnier, Lignes n° 30, Xavier Person, Christine Lavant, Christian Doumet


Ce qui fait d’un homme un poète, c’est de savoir que la défense de l’humain contre tout ce qui l’abaisse, le dégrade et l’avilit ne se récompense pas, et que l’amour de la vie n’attend pas de réciprocité, qu’il n’est pas fait pour ça. C’est obéir, comme au terme d’un pacte souverain, à la nécessité intérieure de ce « peu de chose » pourtant si impérieux, quitte à y laisser tout de soi et préférer cela à quoi que ce soit d’autre.

Jean-Paul Curnier [1]


Éric Chauvier, anthropologue, et la Crise en mots

Les deux derniers livres d’Éric Chauvier pourraient passer inaperçus. Question de format : 9,1*14 cm, nombre de pages : 46 et 47 respectivement. Pour ce qui est du contenu, ils ne devraient pas. A fortiori pour les lecteurs d’Anthropologie et de Si l’enfant ne réagit pas. En effet dûment sensibilisés aux façons de leur auteur de se référer préférentiellement à Goffman, Emerson, Gumperz, spécialement Wittgenstein en vue de réfléchir sur une situation dans laquelle il aura été personnellement impliqué, ou dans laquelle des implications personnelles se feront jour, un mot comme La Crise — et ici Éric Chauvier partira du malaise dans la « conversation » qui ne peut s’engager avec la téléphoniste d’un centre d’appels, ou l’expression « Que du bonheur » [2], qui sera ici motif à rupture affective — ces lecteurs devenus doublement lecteurs se laisseront prendre à l’analyse de ce que Nathalie Sarraute désignait par « impondérables de la conversation ».

Ainsi, Que du bonheur (l’expression), ne remplit pas les conditions de félicité ! D’en conclure : « L’acceptation de sa condition de dissonant [3] n’est pas [...] une chose aisée. Elle est le fruit d’un long processus expérimental, l’entraînement de toute une vie. »

D’autre part, l’exemple [celui de notre représentativité éprouvée par un agent anonyme] et la méthode [examiner où finit le langage, et ici Stanley Cavell prolonge la réflexion de Wittgenstein] sont des plus probants, et un manifeste pour que « l’accès à la raison anthropologique de la crise [ne soit] pas la chasse gardée d’une élite de spécialistes. [Et de souligner : ] La clarification régulière de l’usage qui est fait du langage ordinaire » — rôle que Wittgenstein assignait à la philosophie — est « une discipline de vie, une lanterne pour avancer dans les marais de ce que les historiens et les politiciens nomment “civilisation”. »

La revue Lignes, numéro 30, la crise comme méthode de gouvernement

C’est avec le numéro 30 [4] de la revue dirigée par Michel Surya que se poursuit la conversation entamée avec Éric Chauvier.

« Crise » : tous les jours, partout, sur tous les tons. Pour qui s’intéresse aux mots, un cas d’école. La tentation est de faire de lui l’unique qui reste de la politique, pour dire à quoi celle-ci a été (délibérément ?) réduite. A moins qu’elle ne soit celle de réduire (cyniquement ?) la politique au reste qu’il en désigne. On ne voit plus en effet, la plupart du temps, de quoi on parle quand on parle de crise) tellement on en a déjà parlé et à tout propos (c’est-à-dire à des degrés très relatifs de gravité). On ne le voit plus en même temps qu’il semble que tous s’entendent sur ce qu’il est question de dire par là.

Les premiers mots de ce préambule forment à l’évidence agrafe. La suite se poursuit selon les orientations propres à la revue et que décline son sommaire : Des usages policiers et « moraux » de la crise (Philippe Hauser), Crédit à mort (Anselm Jappe), À la lisière de ce qui n’a pas eu lieu et de l’événement (Véronique Bergen), Dentifrice ou barbarie (Frédéric Neyrat), Injonctions léthales (Christiane Vollaire), L’époque du national-capitalisme (Yves Dupeux), La crise est là (Jean-Paul Dollé), Splendeurs et misères de l’espoir ? (Robert Harvey), Swine flu makes me blue (Alain Brossat).

Ces titres parlent d’eux-mêmes. Je retiendrais deux expressions du long, riche, et soigneusement argumenté article d’Alain Brossat (pp. 102-121), comme une sorte de fil rouge les parcourant :

1. A l’examen, il apparaît que les facteurs, phénomènes, éléments de réalité, séquences temporelles que le discours contemporain subsume tout naturellement sous le terme générique de « crise » appartiennent à des ordres de réalité très divers. La relation qui s’établit entre le phénomène de crise, son degré de réalité (de densité ontologique ?) et son instrumentalisation politique, sa « mise en idéologie », est infiniment variable.
2. Bref, tout ceci pour dire : dans nos sociétés, le gouvernement des vivants est loin d’être homogène. Une fois admise l’idée selon laquelle ce gouvernement est essentiellement, comme le dit Foucault, d’espèce biopolitique, voire, dit Ivan Illich, biocratique et non plus établi dans la relation entre un souverain et des sujets, reste à prendre toute la mesure de la complexité articulée de cette figure contemporaine du pastorat humain.

Suivent le dossier trois articles n’appartenant pas au même registre stricto sensu, mais nullement de moindre intérêt : Plinio Prado, Un poète égaré au sein de l’Université (Wittgenstein et l’invention du « non-cours ») ; Michel Surya, Postface à La Structure psychologique du fascisme, de Georges Bataille [5] ; Ivan Segré , Controverse sur la question de l’universel (Alain Badiou et Benny Lévy), suivi de Alain Badiou, Discussion argumentée avec Ivan Segré.

Si j’étais encore « aux affaires » (la formation des maîtres — mais cela me semble concerner prioritairement toutes les professions de l’humain), outre l’un des textes de Chauvier (de préférence Que du bonheur) je donnerais à étudier, discuter, celui de Plinio Prado [6] pour ce qu’il développe une éthique de la parole et du langage, à quoi les "non-cours" de Wittgenstein à Cambridge appellent exemplairement.

Voici un passage de l’argumentation de Plinio Prado :

À l’instar d’autres penseurs et écrivains, Marcel Proust prétend cependant qu’il y a une « école de la vie » :
« A tout moment l’artiste doit écouter son instinct, ce qui fait que l’art est ce qu’il y a de plus réel, la plus austère école de la vie, et le vrai Jugement dernier. » (Le Temps retrouvé, Gallimard, Pléiade, vol. IV, 1989, p. 458). [7]
Que dorénavant le lieu par excellence d’une telle « école » soit pour lui l’art, et spécialement la littérature, et non plus les « laboratoires expérimentaux de l’art de vivre » (Nietzsche) que les Grecs appelaient skholè -, ce déplacement n’est pas sans importance pour ce qui est de l’Université moderne (y compris d’un point de vue wittgensteinien, philosophique et littéraire, comme nous allons le voir).
Celle-ci, pour autant qu’elle se borne à décerner des diplômes sanctionnant l’acquisition des savoirs objectivables, oublie l’essentiel : sa responsabilité en tant qu’« école de vie » s’adressant à l’individu pour le transformer dans sa personnalité même. Si la prétention proustienne, littéraire, est cependant justifiée, alors cela signifie que la vie, la manière juste de vivre, la vie éthique, demeure en principe enseignable.
Dans ce cas, il restera à comprendre comment - et - un tel enseignement serait possible désormais. (Hypothèse ici : les « non-cours » de Wittgenstein ouvriraient une voie en ce sens.) [pp. 130-131]

Xavier Person, Extravague

« Je pensais, car nous autres poëtes/Nous pensons extravagamment... » [8]

Première proposition d’activité, pour entrer dans la manière et la matière de Xavier Person, prendre le temps de lire (lentement) VERS [9], Improvisations sur quelques vers de La Voie des airs de Pierre Alferi. La lecture sur écran est ici parfaitement adaptée pour ces courts blocs de texte [10].
Vous avez-lu ? Une expression me vient : de la dissonance dans la littéralité. Certes, Xavier Person est un admirateur d’Emmanuel Hocquard à propos duquel il a écrit « Je sors faire quelques courses ou je préférerais ne pas écrire sur la poésie d’Emmanuel Hocquard » mais aussi d’attentives recensions lorsqu’il était critique au Matricule des anges, à propos de Ma haie par exemple [11].
Dans un entretien récent avec Suzanne Doppelt [12], Xavier Person précise d’emblée son désir d’aller vers des oeuvres à la fois qui le déroutent et qu’il aurait aimé écrire, et que par rapport à celles-ci, ce n’est pas en position surplombante qu’il les aborde, mais quelque part entre percept et affect. Autant dire que cela se retrouve dans son écriture, qu’il s’agisse de Propositions d’activités [13] ou d’Extravague [14], qui vient de paraître, comme le précédent aux éditions Le Bleu du ciel.

J’isole un poème qui me touche particulièrement :

    CHOSE SUR LAQUELLE IL Y A PEU À DIRE

    D’un sac froissé, la forme semble plus légère ou flottante, sans
    qualité ni valeur et comme inaltérable,  figure du retournement,
    principe de sa répétition,  sans aller dans un mur, sans parler à
    un sourd, sans effet et sans suite, pur et simple volume au bord
    de sa résolution, odeur du goudron, de poussière,  une solitude
    qu’il te faut bien envisager  avec la sensation  de n’être rien et
    qu’est-ce qu’on aimait que les phrases démarrent enfin, qu’elles
    s’allègent, comme libérées de tout,  semblables au mouvement
    de tes cheveux dans l’amour alors que je te demandais de parler
    parce que ne pas parler dans l’amour nous faisait courir le risque
    d’être englouti avec le premier mot, le mot sac,  le mot plastique,
    le tressaillement du plastique,  tous ces mots encore préférables
    au fait de ne rien dire.

Ce que j’admire, et ce que j’ai envie de dire, c’est que ce texte est « intelligent pour rien », promeut - sans peser - une douce intranquillité en des temps d’arraisonnement et de sauve-qui-peut utilitaire à qui-mieux-mieux. Longtemps j’ai été fasciné - d’une certaine façon je me suis couché de bonne heure - par cette expression rencontrée dans une notice bio-bibliographique du philosophe Marc Wetzel, énoncée sans doute pour « les meilleures raisons du monde », sous la forme de la crainte de n’avoir qu’été intelligent pour rien [15]. Il est grand temps de dissoner ! Désir d’une poésie qui se déferait du langage, n’en garderait que l’impulsion, pour mieux s’en défaire [p. 16]. Pour trouver son Oxygène [p. 37] :«  j’aimerais pouvoir parler et ne plus parler/ je ne t’écris que le temps de ne pas savoir quoi t’écrire/
je n’écris que pour échapper à cette phrase dans cette phrase je n’avais pas bien mesuré le/ risque de n’être personne et pour personne/
je cherche juste, mais sans y croire, la possibilité d’une histoire je crois que je commence à / aimer ne rien t’avoir écrit jamais.
 » , pour percevoir :

    DES MASSES DE PLUS EN PLUS CLAIRES

    Comme des plis cherchent à dire la vérité, des équilibres instables
    qu’on éprouve à n’être pas si fluide, pas si convaincant s’accélèrent, se précisent les caresses
    il nous faut être encore quelqu’un
    le ciel est sombre et lumineux
    nous déborde en permanence
    quelque chose à un moment apparaît,
    ce n’est pas possible de tout mettre,
    tous les mots, les mouvements
    de vains efforts, des pensées désarticulées
    on se pose des questions, pas toujours les bonnes, plutôt très mobile on se meut
    là où jusqu’alors on n’était pas, où on n’allait pas.

Le lecteur croisera au fil du recueil quelques noms : Duchamp, Creeley, Mondrian, Roussel, Zukofsky ; nulle connivence lettrée, des présences amies, simplement ; relevées ici, pareillement.

Christine Lavant, Un art comme le mien n’est que vie mutilée

François Mathieu, qui a déjà traduit, de Christine Lavant, aux éditions Lignes Das Kind L’Enfant [16] et La Mal-née [17], donne dans la revue Europe d’octobre 2002 [18], pour présenter en Cahier de création quelques poèmes, cet extrait de lettre :

« Je n’attends rien du Cri du paon. Que les derniers efforts acharnés [19] ; je me fiche complètement de savoir s’il sortira avec ou sans fautes d’impression. Je ne lis jamais les critiques ; elles me sont tellement pénibles. Les bonnes presque plus que les mauvaises. D’une façon générale, écrire de la poésie m’est tellement pénible. C’est inouï [...] je vivrais si j’étais en bonne santé et avais six enfants, et que je puisse travailler pour eux ! Un art comme le mien n’est que vie mutilée [20], un péché contre l’esprit, impardonnable. La vie est tellement sacrée, peut-être que les bien-portants ne le savent pas. Moi, je le sais tout à fait. C’est pour cela que je ne mettrai probablement jamais fin à mes jours. Il y a aussi des moments où je suis heureuse sans raison... » [21]

Qui a lu les ouvrages récemment traduits, y reconnait la vie de souffrance de l’écrivain (1915-1973), sa transcription dans la langue de poésie à laquelle Christine Lavant a dû sa notoriété en Autriche, reconnue en cela par Thomas Bernhard. J’y lis comme l’a fait Christiane Veschambre pour Robert Walser ou Lydie Dattas, de ces livres « écrits pour soi seul ». Je précise, avec l’auteur de La griffe et les Rubans :
« Écrire pour soi seul : écrire comme l’enfant heureux, soustrait au souci de perdre ou gagner l’amour ; comme l’enfant abandonné soumis aux nécessités de la survie. Livré, par sa faiblesse, à l’assistance (des hommes ou des dieux) et, par ses jeux, à l’accomplissement. Ainsi a écrit Robert Walser. » [22]

Il y a donc ce fait de l’écriture, mais aussi au-delà de l’émotion et de la compassion, la force avec laquelle elle fait toucher un monde qui n’est rien moins que le nôtre, où « plus subtils aussi, dans nos paroles et agissements, que les protagonistes plongés dans la crasse ignorance d’un coin de la campagne autrichienne au début du XXe siècle [nous sommes] probablement tout autant exposés aux fluctuations contingentes de notre sens éthique, à la polymorphique et tentaculaire présence du mal qui ne mérite presque pas son nom tant il se confond avec la vie même. » [23]
François Mathieu offre au lecteur une substantielle présentation (25 pages) [24], en deux temps ; le premier une vie exposée, retrace les étapes de celle-ci ; le second porte plus précisément sur l’originalité de la poésie, les mots, les choses, les êtres, les thèmes, l’aspect dialogué de nombreux poèmes et met en valeur « une voix unique, originale, imperméable à toutes les autres » :

« Chaussée de sabots ou de galoches, une tricoteuse, contemplatrice à travers sa fenêtre des astres la nuit, du soleil le jour, étudie chez Rilke le mètre, les rimes, les schémas strophiques, la technique du vers, de la cadence, de l’enjambement. En fait usage. Peut tailler à son aise dans la thématique de ses modèles, Rilke ou Trakl - mais un champ de thèmes naturels est-il autre chose qu’un champ ouvert où chacun puise ce qu’il veut y trouver ? »

Parmi bien d’autres, ce poème m’a paru propre à signifier, la poétique -toute existentielle - de Christine Lavant :

    Voilà que tu as aussi déplacé mon malheur.
    Dois-je t’éclairer avec les mauvais yeux
    qu’un demi-rêve m’a glissés à travers les barreaux,
    pommes des morts ou lanternes funèbres ?

    Tu n’écoutes pas de ce côté. Peut-être es-tu sourd aussi ?
    Dans mes oreilles sonne en surnombre
    un couple de cloches qui date encore de l’époque
    où le malheur m’abreuvait et me nourrissait.

    Que dis-tu ? Je dois être toute de pierre
    et recueillir de l’eau sous la grille de la fontaine,
    jusqu’à ce que tu reviennes avec l’écriture inversée
    pour ces mauvais yeux que je n’ai pas mérités.

Celui-ci appartient au recueil Fuseau dans la lune (1959) ; on trouvera aussi dans « Un art comme le mien... » : L’écuelle du mendiant (1956), Le cri du Paon (1962), mais aussi des poèmes de diverses provenances et des poèmes posthumes.

Christian Doumet, Grand art avec fausses notes, Alfred Cortot piano

« Que pensez-vous d’Alfred Cortot ? » »

Levant les mains du clavier, interrompant les sauts en rythme brisé, dans la Fantaisie opus 17 de Schumann, par exemple, Viel bewegter, une petite brune potelée à mèches batailleuses et sans âge tourne vers nous son sourire d’ironie indéfinissable. Cette question, elle l’attendait. Depuis des mois, elle s’y préparait ; de ça, justement, elle voulait parler. Avec le sourire de quelqu’un qui aurait maintenant beaucoup à dire. [...]
« Vous me demandiez ce que je pense d’Alfred Cortot ? Au vrai, j’en sais rien. Est-ce que j’aime ? Pas la moindre idée. Je suis sûre d’une seule chose : qu’il existe, celui-là. Je veux dire : qu’il fait exister quelque chose que, faute de mieux, nous appelons Cortot, l’art, le jeu, la manière et la matière Cortot. [...]
Ce que j’appelle "Cortot" n’est qu’une de ces machines à indiquer la palpitation et la couleur de l’univers. Un de nos Palomar. » [25]

Christian Doumet, professeur de littérature du XX° siècle à Paris 8 [26], poète, essayiste, est l’auteur de L’Isle Joyeuse, sept approches de la singularité musicale [27]. Aussi, ne pas s’étonner de le voir mettre dans la bouche de l’interlocutrice déjà évoquée plus haut :

« Ce qui devient alors extraordinaire, c’est simplement que ça ait été ; et pour quelques générations, il faudra admettre que nous ayons été de ceux qui ont entendu Cortot. [...] Nous sommes ceux qui ont vu, qui ont entendu cela [28], monsieur, et nous ne pourrons plus faire que notre adhésion à l’époque omette cette fine circonstance. »

Ce sera sans doute aussi un des effets de la lecture de cette sorte de « vie imaginaire » (à entendre selon Schwob) en forme de méditation sur le grand art de l’interprète, et de quelques fausses notes dont celle particulièrement avérée de la collaboration active au régime de Vichy [29] .

Se remémorant, à quarante ans de distance, l’extraordinaire événement musical qui avait à jamais marqué ses études de piano, Alfred Cortot [1877-1962] écrivait en 1928 : « Les débuts de Paderewski à Paris furent pour nous, adolescents, une révélation décisive ; révélation de tout ce que notre art mineur d’interprètes pouvait contenir de noblesse dans le vaste domaine de la musique, dès lors que, au lieu d’un pianiste, c’était un poète inspiré qui prenait possession du clavier. » Ailleurs : Paderewski « nous a libérés de toute contrainte scolastique en nous révélant que le moyen le plus sûr et le plus respectueux de servir les maîtres était de leur dédier notre plus absolue sincérité, et comme il nous enseignait cela afin de donner vie à la page imprimée, c’était le souffle même de notre vie que nous devions communiquer. [30]

C’est ce qu’il me semble avoir lu et entendu dans les neuf leçons (dont deux avec prolongement) et les quatre portraits de Cortot que nous donne Christian Doumet. D’une écriture non seulement informée, voir les deux pages de sources, mais aussi élégante, sans anecdote gratuite, incitant plutôt à penser ce qui a guidé un musicien hors pair, dans ses innovations comme dans ses errances ; avec humour, poésie, vivacité aussi, sans méconnaître ce qu’indique ce trait : ce qu’éprouve le musicien à « cet instant précis de nudité archaïque, de vide et d’inutilité » de l’entrée en scène : le seul mot de solitude, celle en laquelle il « puise la force d’aller jusqu’au bout ».

Jouve, poète européen

Béatrice Bonhomme et Jean-Yves Masson qui président aux destinées des la Société des Lecteurs de Pierre Jean Jouve, préfacent ainsi le premier des Cahiers, Jouve poète européen, aux éditions Calliopées :

« Nous avons choisi de travailler sur Pierre Jean Jouve et ses liens à la poésie européenne, aussi bien pour aborder son œuvre de traducteur que pour rendre compte de ses relations avec quelques-unes des grandes figures de l’Europe littéraire de son temps ou d’époques antérieures. Il nous est apparu, en effet, essentiel d’ouvrir l’œuvre de Jouve à des perspectives comparatistes et c’est la raison pour laquelle ces Cahiers n° 1 sont volontairement placés sous le signe de la littérature comparée afin de mieux mettre en évidence la dimension européenne de l’œuvre jouvienne. La première partie de l’ouvrage est consacrée à l’actualité de Pierre Jean Jouve à travers le témoignage sensible de poètes contemporains, cette présence créative étant également soulignée par les interventions plastiques de Serge Popoff en deuxième partie. Un troisième temps laisse place à des notes de lecture sur les dernières parutions consacrées à Jouve. Enfin un cahier de contributions critiques permet de s’ouvrir à une intertextualité européenne, plus particulièrement italienne en dernière séquence. »

Ce qui donne un très riche sommaire [31], accessible sur le site Pierre Jean Jouve, qui depuis sa création s’est considérablement enrichi, et constitue une base de référence pour l’étudiant ou l’amateur averti [32].

En guise de "droit de suite" [33] : Qui ne répond à rien, par Christian Hubin.

« Je me garde plutôt de la “poésie”, de celle de Jouve autant que d’autres : un remugle d’étoffes imprégnées, une fonction liturgique haletante. Caillots, sperme de solennités. Près de Baudelaire, mais de Bacon, aussi. Forcené fouilleur de limbes et hibou sacerdotal.
Qu’on chauffe la métaphore filée, et tout le religieux afflue - puis son double psychanalytique. Pour quel saut ailleurs, déjà ?
Ce qui m’est beaucoup plus proche, c’est littéralement sa foi en la musique (celle notamment du Wozzeck de Berg), conversion dont aujourd’hui on préfère disserter. C’est encore, Sueur de temps, sa soute de forçat contre l’« écriture », sa doxa, comme son anti-doxa, et toutes ces faussetés.
Aux marinades de l’inconscient Jouve à la longue a su préférer le crachat. Sur l’innée falsification, sur l’arasement - par les signes - du sens. Sur l’anathème frappant le retiré même de la langue -lequel est vérité à extraire, signification toujours neuve des choses - et pourquoi pas : et à quel prix, est une grâce (il a osé ! ?).
Une asymptote sans sémiologue, une pensée (est-ce le mot ?) « qui ne répond à rien [...] , la plus inconnue, la plus haute et la plus humble et tremblanLe, celle que nous pouvons à peine concevoir en ce temps-ci [...] ».
En miroir [34], pourtant.
Qui ne reflète rien. »

On le devine, et la page de notes à la suite de ce fragment critique le confirme, il y va ici d’un corps à corps passionné digne de Tancrède et de Clorinde ! l’esprit ainsi décapé, le lecteur pourra retrouver les points de vue des Dohollau, Louis-Combet, Ancet et autres Muriel Pic, je n’irai pas plus loin dans la théorie des signatures, toutes du plus vif intérêt.

© Ronald Klapka _ 24 novembre 2009

[1Jean-Paul Curnier, A vif, éditions Lignes, 2006 ; au chapitre Pasolini, La Disparition des lucioles, pp. 123-124. A vif, est sous-titré : Artaud Nietzsche Bataille Pasolini Sade Klossowski ; c’est en effet un recueil d’articles de Jean-Paul Curnier dans la revue Lignes (en ce qui concerne Pasolini, le n° 18, 2005)**.

Retenons de l’avant-propos, manière de donner le ton qui en fait l’unité : Dans ces œuvres qui visent la restitution dans les mots d’une vérité profonde et sombre du vivant, on croit ressentir la présence immédiate d’une évidence enfouie. Quelque chose de sauvage, d’exact et de limpide y affleure qui ressemble à la restitution d’une dimension perdue de soi-même. « Nous ne pouvons nier que l’humanité présente a égaré le secret de se faire à soi-même un visage où elle pût reconnaître la splendeur qui lui appartient », écrit Georges Bataille dans La Part maudite. On le pressent aussitôt : ce secret est tel qu’il ne résisterait pas à son dévoilement. Reste que, pour qu’il suscite à nouveau la force collective d’exister, pour qu’il sorte de l’oubli où il est tombé et pour qu’encore affleure en nous l’évidence de l’humanité de l’homme qui nous constitue, il faut une puissance vive inscrite dans les mots, il faut que la langue qui cherche à évoquer cette humanité ait été forgée dans la fusion intime de la pensée et de ce qu’Antonin Artaud nomme si justement « l’impulsion irraisonnée de la vie ».

** Georges Didi-Huberman, aux pages 20 et 33-35, de son Survivance des lucioles, Minuit, 2009, cite à la fois Jean-Paul Curnier (La disparition des lucioles), et Alain Brossat (De l’inconvénient d’être prophète dans un monde cynique et désenchanté), pour s’en partiellement démarquer, cf. « Une chose est est de désigner la machine totalitaire, une autre de lui accorder une victoire définitive et sans partage. » et de questionner : « A quelle part de la réalité - le contraire d’un tout - l’image des lucioles peut-elle s’adresser aujourdhui ? » D’où son plaidoyer pour « organiser le pessimisme » à partir des « signaux, bribes, éclairs passagers, même faiblement lumineux. » (p. 36)

[2Anthropologie, Si l’enfant ne réagit pas, La crise commence où finit le langage, Que du bonheur, sont publiés aux éditions Allia.
Anthropologie a fait l’objet d’un accueil contrasté : les « littéraires » ont reconnu un des leurs Josyane Savigneau, (Le Monde, 13/10/06) Isabelle Rüf pour Le temps (2 déc. 2006), tandis que Noël Jouenne se montrait plus critique dans la revue L’Homme.
L’enregistrement d’une rencontre à la librairie Mollat, conduite par Jean Laurenti, sera de nature à donner à lire Si l’enfant ne réagit pas, tandis que l’ouvrage Profession anthropologue, aux éditions William Blake & Co. précisera selon les termes de Frédéric Bertrand dans la revue L’Homme :
« De l’aveu même de l’auteur, son propos est moins de traiter de l’application d’un savoir anthropologique que des conditions de fabrication d’un savoir sur soi et les autres, d’un savoir partagé car dégagé d’un flux de circulation et de transformation des informations. Nourrie de sa connaissance des pratiques d’expertise anthropologique ainsi que de celle d’autres jeunes anthropologues bordelais, cette recherche concerne plus spécifiquement les conditions et les conséquences d’une professionnalisation de l’anthropologie « hors les murs » des institutions (universités, centres de recherches). »

[3A l’issue de toutes les tentatives d’affinement dans le langage humain, le scepticisme mène à la reconnaissance de notre dissonance comme potentialité heuristique et comme ligne de conduite, confondant positivement ces deux dimensions. Cet affinement perpétuel par l’entretien d’une technique de dissonance rejoint aussi la notion de "souci de soi" définie par Michel Foucault. C’est admettre que le langage ordinaire mobilise un ensemble de techniques de découverte et d’entretien de soi par l’affinement des échanges avec autrui et par l’exploration rigoureuse de ce qui passe pour anomalie. Cette investigation pourrait prendre forme dans une phénoménologie de la dissonance. (pp. 43-44)

[4La présentation, suggère : Et si la « crise » n’était qu’une variable d’ajustement de l’économie financière, un levier de décompression politique, une méthode de gouvernement politique ?

[5Les éditions Lignes ont récemment publié séparément ce texte paru en 1933 dans La Critique sociale.

[6Plinio Prado a rappelé dans Le Principe d’Université que cellle-ci est le lieu «  où la société se pense et où l’avenir se forge  » et à en tirer les conséquences pratiques. Le texte (25 pages A4) est téléchargeable en format pdf.
Plinio Prado met en oeuvre la démarche qu’il énonce : voir De la philosophie comme atelier, et les matériaux qui y sont rassemblés.

[7C’est par rapport à cette perspective qu’il conviendrait de situer le programme éthique, sinon politique, du dernier Barthes : « Vivre selon les nuances que m’apprend la littérature » (voir Le Principe d’Université, § 17).

[8Vincent Voiture, Stances « Je pensais... »

[9Voici l’adresse.

[10Il s’agit d’un extrait du Cédérom Panoptic qui offrait ainsi un panorama de la poésie contemporaine et qui avait été mis au point par l’association Inventaire/invention, novembre 2004.

[11Voir : D’autres poètes, heureusement, ne sont pas des poètes. Un peu comme le Bartleby de Melville, plutôt que d’acquiescer au monde et à ses représentations, à son langage et à sa grammaire normative, ils font un pas de côté, tournent le dos aux discours de l’opinion commune, ne disent ni oui ni non. Ils biaisent. Ils entraînent la langue hors de ses sillons familiers. Ils bégayent un peu et ils l’assument. "I would prefer not to" répondent-ils plutôt que de rentrer dans le rang et leur réponse est un vertige joyeux, une déflagration dans l’ordre du monde et des phrases. De ce point de vue, mais aussi parce que son oeuvre fait entendre une intonation d’une qualité très singulière, d’une clarté qui lui est propre et qui engage quelque chose de l’ordre d’une sincérité intégrale, les livres d’Emmanuel Hocquard sont d’une radicale importance. Dans le champ de ce qu’on a pu appeler la "modernité négative", ils ont poursuivi au cours de ces vingt dernières années un travail d’une étonnante mobilité, d’une intelligence joueuse de la langue, critique, inventant peut-être l’idée d’une littérature conceptuelle, mais dont l’abstraction n’est jamais desséchante, entraînée au contraire dans quelque chose de l’ordre de l’amitié, de l’intime. Article paru dans le N° 35, Juillet-août 2001.

[12Suzanne Doppelt s’entretient avec Xavier Person, une rencontre enregistrée le 22 octobre au Petit Palais.

[13Dans un entretien avec Marc Villemain ( Trois questions à… Xavier Person, 1 avril 2008), Xavier Person précise : « Ce n’est pas tant la question de la langue que celle du langage qui m’intéresse. Ce qui se dit quand quelqu’un commence à parler est toujours quelque chose d’étrange, dès lors qu’on y prête attention, c’est une fabrication de nuage ou de brume, une composition flottante. Propositions d’activités part de phrases entendues, déformées, transformées dans une logique de déplacements et de condensations, pour atteindre une souplesse maximum, une sorte de modalité caoutchouteuse du sens, dans une radicalisation de la logique du witz ou du lapsus. Parler, au fond, n’est-ce pas toujours trébucher dans la langue, se prendre les pieds dans les phrases toutes faites pour tenter de dire quelque chose ? »

[14Xavier Person, Extravague, Le Bleu du ciel, 2009.

[15« doit encore trouver le courage et la sincérité sans lesquels, au soir de son trajet, il n’aura été qu’intelligent pour rien. » Théodore Balmoral, 26/27, Printemps-Été 1997, p. 239. Ceci n’enlève rien au texte, magnifique, donné à la revue : Bègue, pp. 69-82

[16Christine Lavant, Das Kind (L’Enfant), récit, traduit de l’allemand par François Mathieu. Postface de Michel Surya Editions Lignes-Leo Scheer 2006.

[17Christine Lavant, La Mal-née, traduit de l’allemand (Autriche) par François Mathieu, Editions Lignes 2008.

[18Christine Lavant. Poèmes, in Cahier de création, traduction et présentation François Mathieu. Europe, n° 882, octobre 2002.

[19Ne croirait-on pas lire Gertrud Kolmar : « le fait que ma poésie apporte quelque chose aux autres, aussi réjouissant soit-il, ne me procure cependant pas autant de joie que l’écriture elle-même », in Lettres, éditions Bourgois, collection Titres, 2007, pp. 54-55.

[20Phrase qui donnera son titre à son quatrième ouvrage paru à titre posthume en 1978, Kunst wie meine ist nur verstümmeltes Leben.

[21Lettre à Gerhard Deesen, 27 mars 1962, in Kunst wie meine ist nur verstümmeltes Leben, p. 233.

[22Christiane Veschambre, La griffe et les Rubans, éditions Le Préau des collines, 2002, pp. 77-78. J’y relève in fine, cette adresse (à soi-même) :
« Sans doute est-ce elle, l’obstination, qui te fait défaut pour atteindre ce qui t’échappe, en proie à ce qui le trahit, le travestit. C’est une chose simple et faible - débile - que tu voudrais dire et que les mots déguisent parce que, penses-tu alors, ils en veulent toujours à la puissance. »

[23Marta Krol, recension de La Mal-née, Matricule des anges n° 90, février 2008.

[24François Mathieu en maîtrise l’art difficile : ainsi sa présentation de Poèmes de Czernowitz, Douze poètes juifs de langue allemande, qu’il a également traduits, aux éditions Laurence Teper, 2008.

[25Christian Doumet, Grand art avec fausses notes, Alfred Cortot, piano, éditions Champ Vallon, 2009.

[26Christian Doumet assure actuellement une direction de programme au Collège international de Philosophie : Mort, gloire et immortalité dans les oeuvres de la modernité (poésie et musique).

[27L’ouvrage est édité (novembre 1997) aux Presses Universitaires de Vincennes. Il a été discuté aux samedis de L’Entretemps (Ircam, 1999) par
Béatrice Bloch qui conclut : « le livre de Christian Doumet propose une théorie phénoménologique de l’expérience musicale comme la rencontre entre singularités. La musique y est vue comme le reflet du rapport que chaque sujet entretient avec le monde en général (c’est dire qu’elle est une image de notre lien au temps et à autrui). En ce sens, la musique est comme un autre nous-même. Cela explique sans doute, pour Christian Doumet, que nous nous y reconnaissions et que nous puissions dès lors communiquer avec elle : tout le paradoxe réside en ce que la musique reste en même temps cette non-présence à soi et à nous »
François Nicolas, qui examine l’intellectualité musicale de Christian Doumet : « J’appelle intellectualité musicale le travail qui découle de l’impératif rohmérien : " il faut parler de musique " et il me plaît particulièrement que Christian Doumet vienne, par son livre, en déployer les exigences. ».

[28Christian Doumet a été accueilli par Martine Kaufmann dans son émission « Note contre note » du 8 novembre 2009. L’heure et demie en compagnie de l’auteur et d’enregistrements de Cortot peut être écoutée jusqu’au 8 décembre.

[29Cf. « Lui qui a été l’homme des Kreisleriana et y a connu l’évasion définitive hors de toute réalité, le voici à manier de tangibles dossiers, à tramer cinq rapports implacables comme des projets de complot. [...]
Il grenouille.
On aimerait capter quelque écho de cette ruelle.
Un peu de bruit aiderait à comprendre. Mais non. Rien. Chambre mate. On est entré dans le mystère. Et au cœur du mystère, il y a ce buisson plus impénétrable encore, où ce qui animait hier les Kreisleriana et ce qui fait briller aujourd’hui la francisque ne forment qu’un seul et même bouquet d’intentions. Voilà ce qu’on doit arriver à saisir vraiment ... » (pp. 142-143)

[30Incipit du livret du coffret Chopin/Cortot, EMI Classics, 1991. Guthrie Luke, traduction Michel Roubinet.

[31Sommaire en effet particulièrement évocateur, qui égrène toute une litanie de jouviens convaincus et convaincants.

[32A consulter donc, sans modération, en vue de lectures et de re-lectures !

[33« sans commencement », Christian Hubin.

[34D’où sont extraites les citations indiquées en italiques.