Explorateurs du dehors et du dedans (i.e. poètes)

lettre du 24 juin 2008


Loin de nous l’art-gueil de
posteffacer cette poubellication et
de l’escaboter en eaube jeddard.
Nous ne sommes pas pohâtassés.
Ah ! quelle jalouissance à freudeneder
ces crachoses clamatoires…
Mécomment ne pas se rHegeler
de staferla ?


La magdelaine prend ses quartiers Lacan ! La quatrième de couverture de 789 néologismes de Jacques Lacan ( [1]), est une invitation au voyage des mots, dans les écrits, séminaires, lettres et autres interventions du psychanalyste. Rires, dépaysements et érudition garantis, et cette question que pose préfacier, Marcel Benabou, après qu’auront été évoqués la Bible, Sei Shonagon, Rabelais, Hugo et mentionné que du côté des généalogies de la Bible se trouve un certain Phares transcrit possiblement par Pereç :

« Peut-on dégager de l’extrême diversité des faits que ces listes révèlent quelque chose d’un dessein général ? »
Et de répondre : « En cette affaire une préoccupation esthétique est incontestablement à l’œuvre. Lacan s’y est laissé prendre, jusqu’à en faire le pas même de sa démarche théorique. »

***

F.AIRE L.A F.EUI||E, Anne Kawala

A la fin son ouvrage : F.AIRE L.A F.EUI||E [2] Anne Kawala, qui « nous arrive formée en arts plastiques (Beaux-arts de Lyon) », donne dans une courte troisième partie Momot et Maumo un aperçu de la manière des deux autres : articu£ations (fl3ur à Icare) et anagrammes (fluer à acier), exposant ainsi son « atelier ». J’en extrais :

« Momot t’es adepte de l’Oulipo ?
« Bah, dit Momot, j’aime bien, mais...
« Comment ça Momot ? T’anagrammises tout de même 58 mots qu’articulent 58 poèmes, Shake -
TCHAK ! Et voilà que tu balances « j’aime bien, mais... », aussi innocemment que de la pluie.
Donc ? Barbare, c’est ça que t’es ? T’trouves pas qu’tu t’égouttes un peu trop dans le blanc du ciel
pixel, HOP !, que tu laisses agneler toutes tes premières envies, tes impressions, tes souvenirs
super persos ! Tu vois Momot, si j’étais méchante, mais vilipende-t-on son alter ego ?, si j’étais
méchante Momot, je te dirais bien que tout ça rime à pas grand chose !
« Be calm ! Naïve petite chose ! Tu restes que juste mon reflet Maumo, be quiet ! Si tu
tachycardes ainsi, tu vas exploser ! You know I never lie, me, Maumo !

Il me semble que tout, heureusement, est dans le « j’aime bien, mais … »

Patrick Beurard-Valdoye souligne, en préface :

F.aire La F.euille ne surgit […] pas de nulle part.
L’outil informatique privilégie l’agencement. Mais il faudrait insister encore sur l’état d’esprit à l’oeuvre. […] Je sais - et je lis - qu’Anne Kawala recherche un état de tension. La relation à l’écriture est quasi physique. […] Comme chez de nombreux auteurs de sa génération, l’oralité fait partie du projet : elle est souvent un préalable, ce qui signifie que ces textes, dont la dimension visuelle est un paradigme, se destinent aussi, pour la plupart, à la performance.
Le corollaire est que l’autre est inclus dans le dispositif. Il en fait préalablement partie du fait de l’avidité avec laquelle Anne Kawala lit les autres. Le dispositif renvoie à la chronique, qui vise à réécrire le donné. À s’affronter à toute réalité littéraire, pour impulser du sens inédit.

Oralité, altérité, sens inédit. Le montage (la préface s’intitule : Montez donc) est ici indissociable de « l’état d’esprit à l’œuvre » qui distingue le livre d’Anne Kawala de la plupart des « productions » qui se réclament des mêmes outils, procédures et modes d’adresse. A suivre donc, avec beaucoup de plaisir (pour les cartons d’invitation : a.naked.lawn - car par jour de grand vent, a = d - [3] )

***

Patrick Beurard-Valdoye, il particolare 17 & 18

De son propre art poétique Patrick Beurard-Valdoye esquisse une définition en réponse à l’observation de Christophe Berdaguer et Marie Péjus : « La notion de projet est très présente dans ton travail, dans la mise en place d’un dispositif, d’un protocole précis qui va permettre au texte de prendre forme, non au sens d’une contrainte mais plutôt comme le fait un géologue en analysant la nature du sol ou comme un jardinier en préparant la terre avant de planter. »

PBV : C’est en effet un aspect important de ma pratique. Au fond, j’ai l’impression que l’histoire des arts est majoritairement traversée par deux tendances (mais il faut se méfier des partitions binaires) : un art surgissant de l’imaginaire, des circonvolutions du moi, un magma, un flux non retenu et intuitif, quelque chose d’immanent qui s’organise ensuite par un mixte de hasard et de volonté de forme ; d’un autre côté, un art surgi d’une fabrique différente, qui d’emblée établit un dialogue avec l’extérieur, avec ce qui est sous le nez ou sous les yeux : l’artiste organise cette matière du dehors et invente une forme, cherche un méridien qui relie ce dehors à son dedans. J’aime bien l’idée que certains poètes sont des explorateurs du dehors et du dedans [4].

De retrouver cette notion de dispositif, de dehors et de « montage » : le méridien qui relie (cf. « le méridien de Lucile » ) . Qui aura arpenté les livres du « Cycle des Exils » de Diaire [5] au Narré des Îles Schwitters [6] se sera ainsi fait explorateur des espaces où s’inscrivent les formes polyrythmiques de nos destinées et dont l’assemblage produit le narré.

Le numéro 17 & 18 de la revue Il particolare qui s’emploie à mettre l’œuvre en perspective mais s’attache également à en faire éprouver la saveur, affiche un sommaire dans lequel voisinent à côté des noms d’auteurs, non pas le titre des articles, mais les noms de lieux [7], comme une invitation à l’Itinerrance, à emprunter des « passages », à réaliser des expériences « géopolitiques », à vivre un « village mental » : l’évocation de Laszló Moholy-Nagy et de Belá Bartók, conduisent à lire (avec l’avidité que prête Beurard-Valdoye à Anne Kawala), l’extrait Lil de Moholy (chantier en cours : Gadjo-migrant ).

Lisez comme la magie prend :

bras croisés, archet en ligne de démarcation diagonale entre
visage altier et violon vertical, Rom sachant sur quel pied
danser, furibonds, tout le monde sautille, say qu’auréole la
lumière crue de mars, orchestre à cordes, gros plan sur visages
ados des filles cadrées en tous sens, filtres ivres, tout qui bouge
vite qui se dissout dans la lumière, la caméra affolée dans le
champ de cette évasion collective, refuge dans l’ether musical,
fuite en avant, opium du Rom, vu sous cet angle le vent gonflant
les tissus, la légèreté de mouvement, mobilité à béer, tourbillons
de poussière, effets de modulation, passage prévoyant du
mécanique aux énergies, mais en coulisses de cette agitation se
préparent garado les lettres n et e, précipitées sur le sable, puis
d et e projetées, e n d e couché, d’un coup sec redressé,
vortomé, c’est l’engrenage, la roue du destin, c’est la fin
annoncée - frisson kamp - la fin des kumpania tsiganes,
exautorées, celle des communautés d’artistes.

Une dernière citation, liée à ce travail en cours : [Je crois que l’adhésion rapide au constructivisme de Laszló Moholy-Nagy répond aussi au désir de trouver une langue, une forme qui communique au-delà des tensions et malentendus locaux.] C’est l’espoir d’un langage qui parle à tout le monde de la même façon. L’approche artistique radicale est cet instrument d’accommodement qui se règle sur tel pan de la réalité quotidienne. Je crois bien que je ne recherche pas autre chose, utilisant un peu comme Belá Bartók, originaire de la même région, tous les niveaux de langues possibles au service d’une écriture venue de nulle part, sinon de mon village mental, et inventant sa propre forme. Quant au fait qu’un travail parle à tout le monde, ce n’est plus notre utopie depuis longtemps.

Je souligne, et plus particulièrement le mot « pan ». Les lecteurs de Georges Didi-Huberman ont vu le pan érigé par lui au rang de concept. A ceux-ci je communique bien volontiers de quoi prolonger la conversation ; un ami lecteur de la magdelaine – mille mercis à lui - me signale dans les Archives Audiovisuelles de la Recherche « Connaissance par les montages et politiques de l’imagination ». J’en donne l’argument :

En prenant comme point de départ les photomontages réalisés à partir d’images de guerre par Bertolt Brecht entre 1933 et 1945, nous nous interrogerons sur la méthode dialectique qui consiste à
« faire prendre position » aux images elles-mêmes. La distanciation brechtienne, la nature épique de sa dramaturgie poétique, la question du réalisme et de la « prise de position » politique seront revisitées avec l’aide du plus exigeant des commentateurs de Brecht, à savoir son ami Walter Benjamin [8]

***

Je ne vous quitterai pas sans un beau lapsus calami qui aurait pu figurer parmi les néologismes de Lacan. Dans Critique 195-196 (août septembre 1963), je découvre dans un texte de Michel Foucault en hommage à Georges Bataille (p. 752) :

« Celle-ci [la transgression], dans l’espace que notre culture donne à nos gestes et à notre langage, prescrit non pas la seule manière de trouver le sacré dans son contenu immédiat, mais de le recomposer dans sa forme vide, dans son absence rendue par là-même scientillante. » [9]

© Ronald Klapka _ 24 juin 2008

[1789 néologismes de Jacques Lacan, présentation : Marcel Bénabou, Dominique de Liège, Laurent Cornaz, Yan Pélissier EPEL, 1981

[2Anne Kawala, F.AIRE L.A F.EUI||E, éditions Le Clou dans le Fer, coll. expériences poétiques

[3Site personnel d’Anne Kawala.

[4Cet entretien avec deux plasticiens intitulé « Il n’y a pas de fiction » (pp. 119-130), est des plus précieux pour comprendre le dessein et la manière de Patrick Beurard-Valdoye, la notion de projet dans sa démarche de poète, de la matière recueillie au récital en passant par les diverses mises en formes, le rôle des néologismes, des dépôts de savoirs et de la pensée locataire ...
En regard de l’entretien, cette oeuvre signifiante .

[5Pour lequel l’enthousiasme de Pierre Le Pillouër ne date pas d’hier, non plus que celui de Dominique Meens envers Mossa.

[6v. l’analyse d’Emmanuel Laugier dans le Matricule des Anges.

[7Les listes :

JEAN-LUC NANCY, JEAN-PIERRE BOBILLOT, ULRIKE DRAESNER, JOSEPH MOUTON, ALAIN FRONTIER, ELKE DE RIJCKE, PIERRE-YVES SOUCY, MARKO PAJEVIC, KIM ANDRINGA, CHRISTOPHE BERDAGUER & MARIE PÉJUS, CHRISTOPHE MARCHAND-KISS, ISABELLE EWIG, JOUNI INKALA, FRANCK HOUNDÉGLA, PIERRE LE PILLOUËR, PATRICK BEURARD-VALDOYE, CLAUDE OLLIER

Strasbourg, Grenoble, Berlin, Nice, Rubelles, Bruxelles, Dublin, Belfast, Paris & Amsterdam, Marseille & Rome, Paris & Rome, Paris, Helsinki, Paris, Vallauris, Paris, Maule

[8[Archives Audiovisuelles de la Recherche « Connaissance par les montages et politiques de l’imagination ».

[9Critique n° 195-196 : Hommage à Georges Bataille