Le féminin et la question philosophique

30/09/09 — Catherine Malabou, Jacques Derrida, Chantal Dupuy-Dunier


Catherine Malabou, Changer de différence

« Mon rapport à la philosophie ressemble beaucoup il est vrai à une querelle acharnée et constante entre un homme et une femme. Mais l’issue de cette bataille est de plus en plus incertaine et inattendue. Je me démarie, me désaccouple, divorce un peu plus de la philosophie à mesure que se construit ma pensée. De penser je suis absolue, isolée, absolument isolée. Je traverse l’espace philosophique dans une solitude absolue. Du coup, il n’a plus de limites, plus de murs, il ne me retient pas. C’est là ma seule chance. Il se peut que de cette désorientation résulte une oeuvre. Je rejoindrais alors le cortège dont j’étais partie, celui de la marche progressive de la libération. Des femmes ? »

Ces dernières lignes de Changer de différence, ouvrage de Catherine Malabou qui paraît aux éditions Galilée [1] seraient inintéressantes, si elles n’étaient que l’indice d’un désenchantement.

Elles marquent une étape dans le parcours de la philosophe, et font le point sur la situation du féminisme au regard de la déconstruction et des gender studies, l’anti-essentialisme de l’une et des autres étant revu à la lumière des recherches de l’auteur à partir du concept de plasticité. "De la femme" résiste donc, mais à la manière de "l’écriture", telle que la reçoit, l’analyse Catherine Malabou, c’est à dire à l’aune de son "degré zéro" [2].

La volonté de chance que marque aussi cette conclusion ne traduit donc pas un abandon (de la lutte) mais un changement de perspective. Le livre permet d’y voir clair.

Il est bien écrit, je veux dire par là qu’il ne s’adresse pas qu’à un public sui generis (i. e. de philosophes patentés), et vise donc au-delà sans que l’accessibilité en rabatte sur la rigueur ; il est structuré autour de quelques axes forts, et si le ton militant - la colère parfois - affleure souvent, il serait regrettable de ne voir dans quelques unes des formulations, que la seule expression d’un cas personnel : la situation d’une femme philosophe dans l’institution universitaire française, que l’auteur s’est risquée à exposer à tel ou tel endroit du livre. A cet égard, est appréciable la disjonction par la ponctuation de l’expression : « la marche progressive de la libération » de la question « Des femmes ? ». En effet si la libération projetée, ne s’effectuera pas sans, prioritairement, celle des femmes, celle de tout un chacun, sans exclusive, est, manifestement, le mot de la fin.

Quoi dire donc de ce beau livre, écrit avec passion, mais aussi avec raison (s), qui en fasse, dans le cadre d’une recension, un livre pour penser-avec, discuter-avec ?

Plutôt que de s’emparer de son ordonnancement argumentatif, aller au coeur de ce qui aura séduit. Alors, un chapitre. Et pardon pour ceux qui n’ont pas "grandi-avec" ! Grammatologie et plasticité. Ce titre apparaîtra peut-être comme un passage de témoin dans la course de relais philosophique. Voire ! ce n’est pas me semble-t-il l’essentiel. En effet s’y lit un travail des plus respectueux, au plus près de la lettre du texte (et de son esprit, l’oeuvre est aujourdhui connue et reconnue), pour le relever, non par esprit de système, mais parce que du temps a passé, et que la distance permet de relire différemment, hors des problématiques (de leur poids) d’un autre temps (celui de la linguistique reine). Sans confiturer sur ma connaissance du texte de Derrida, il est clair qu’en son époque, mille promesses se disaient, du neuf et du nerf ! Si de ces promesses initiales bien des sentiers ont bifurqué, reprendre aujourd’hui à nouveaux frais c’est sans doute très simplement monter sur les épaules de qui a précédé. Ce que Catherine Malabou fait avec un vrai tact d’une part mais aussi avec la pertinence indispensable pour éclairer les enjeux du jour qui ont, forcément, changé.

De l’ensemble du livre, c’est, pour moi, le meilleur lieu philosophique. Quid alors des autres chapitres ? Le premier a une valeur historique certaine : émotion de retrouver des argumentaires de Luce Irigaray, la manière généreuse mais aujourd’hui presque pataude d’Emmanuel Levinas, "sauvant" à la fois "l’éminente dignité de la femme" (oui je cite une encyclique) et sa place au foyer (j’exagère ?)... Oui, ça ne saurait (philosophiquement) coller aujourd’hui. Et les Gender studies ? le "trouble dans le genre" ? Si Catherine Malabou reconnaît leurs immenses mérites en termes de changement des mentalités (lorsqu’elles consistent en la pensée binaire ou la culture héritée prise pour une loi de l’espèce), elle leur reproche de ne pas faire droit aux irréductibles qu’avaient pointés les féministes de la "première génération" ; je renvoie ici au paragraphe sur les lèvres, non sans pointer au passage, et pour en découdre, que celles-ci sont aussi le lieu de l’exultation.

C’est à partir de là, se diriger vers ce chapitre figuratif : le phénix, l’araignée, la salamandre. Un beau moment philologique sur le terme recouvrer, et en écho à « Le temps des adieux », texte publié par Derrida suite à la soutenance de thèse de C. Malabou [3]. Cet ensemble sera mieux saisi me semble-t-il, avec quelques lueurs sur les travaux en cours de la philosophe, les publications récentes, qui ouvrent en effet des pistes de réflexion entre psychanalyse et neurobiologie, en raison de la plasticité cérébrale [4]. Fort prudemment, je m’abstiens, par méconnaissance, mais non par désintérêt, de tout commentaire sur cette voie, qui, déjà, ouvre heureusement à des changements de regard, sur la maladie d’Alzheimer par exemple.

Les citations en exergue de la dernière partie, des statistiques scandaleuses, devraient sans doute être rappelées journellement, qui dénoncent les atteintes faites aux femmes en quelque lieu que ce soit, sans méconnaître celles qui s’exercent au pays d’Olympe de Gouges et Saint-Just réunis : le bonheur n’est pas encore une idée neuve pour certaines d’entre nous.

Catherine Malabou y relève que les femmes philosophes au siècle dernier n’ont pas eu l’aura d’une Marguerite Duras, d’une Georgia O’Keefe, ou d’une Pina Bausch en leurs domaines respectifs ; j’ai pour ma part le sentiment qu’une Simone Weil ou encore une Simone de Beauvoir ont laissé dans notre histoire, et dans la vie de la pensée, une trace qui est rien moins que philosophique. Mais peut-être alors faut-il s’accorder sur ce qui a droit à cette dignité (et qui la confère).

Chantal Dupuy-Dunier, La poésie au jour le jour

Il y a dans les dernières pages du livre de Catherine Malabou, un je-ne-sais-quoi d’eckhartien, quelque chose de l’ordre de la dépropriation qui rend libre.

Si à son exemple, je ne dédaigne pas de "ceindre mes reins comme un brave" pour me colleter au concept : bravo pour la thèse sur Hegel [5] et la plasticité ravivée, oui, voilà quelque chose de bien vivant... il m’arrive que les mots les plus simples avec un très très simple écart (à peine perceptible et qui alors - de mon point de vue change tout pour ce qui est de voir l’ordinaire des jours) fassent alors poésie, sans prétention apparente.

Ainsi ai-je commencé à feuilleter en librairie Éphéméride de Chantal Dupuy-Dunier [6], et de page en page, en suis venu à me procurer ce livre, à m’interroger sur son pouvoir, ses pouvoirs, et je ne sais pas bien dire : le temps passe, la vie passe, le monde passe, et pourtant quelques mots suffisent à renvoyer à des sensations vécues, à une ontologie aussi basique qu’abyssale, parménidienne ? ce qui est là est là, et rien d’autre. Catherine Malabou rend ductile le passage de l’étant à l’être, en s’affairant aux fourneaux de l’ontologie, Chantal Dupuy-Dunier n’en pense pas moins, et quand elle évoque l’épaule de son compagnon, c’est par le truchement de la poésie que s’effectue le "changement de différence".

Je ne sais si les éphémérides de l’enfance (avec des indications pour la vie agricole) existent encore, avec leur page découverte jour après jour (le non-massicoté du pauvre) ; peut-être vaudrait-il de lire le recueil comme il se propose (qui y résisterait ?), depuis le 15 avril d’une année au 14 de l’autre (bissextile : 29 février ; Jour de verre/jour transparent).

Ainsi, parmi ces 366, je vous propose :

(17 juin)

Comme un chat qui s’étire,
l’ombre de la maison s’allonge dans la cour,
griffant les marches
devant le portail.
C’est l’heure où le jardin
attend notre venue.

© Ronald Klapka _ 30 septembre 2009

[1Catherine Malabou, Changer de différence, Le féminin et la question philosophique, éditions Galilée, septembre 2009, p. 158.

[2Je fais allusion à une contribution à La Quinzaine littéraire : Ce que peut la littérature. Degré zéro, Revue n° 807 parue le 01-05-2001.
Comme il arrive fréquemment, des textes « de commande », rédigés dans une certaine urgence, mus par la nécessité intérieure, en disent bien plus que de longs traités, allant à l’essentiel, sans se soucier de quelque apprêt que ce soit. A sa manière, ce texte est programmatique de Changer de différence.
cf. : « Si la littérature est un art, elle ne peut en effet qu’accomplir son émancipation symbolique en situant son propre lieu en
ce point zéro qui la délivre de deux formes de captivité, celle de la langue, donc, - c’est-à-dire de la langue ordinaire et de ses significations sédimentées - et celle du style, c’est-à-dire de la stylistique, qui renvoient à un mode autarcique, à une idéologie présentant l’auteur comme coupé de la société et réduit à un splendide isolement. Le degré zéro de l’écriture, c’est la littérature qui s’absente d’elle-même, qui renonce à
son L majuscule. L’écriture sans qualités. »

[3Jacques Derrida, Le temps des adieux. Heidegger (lu par) Hegel (lu par) Malabou, Revue Philosophique de France et de l’étranger,
n° 1, PUF, p. 3-47.

[4Cf. Les nouveaux blessés, De Freud à la neurologie, penser les traumatismes contemporains, Bayard, 2007.

[5Catherine Malabou, L’avenir de Hegel, Plasticité, temporalité, dialectique, Vrin, 1997.

[6Chantal Dupuy-Dunier, Éphéméride, Flammarion, 2009.