Judith Schlanger, pour ne pas laisser le monde inchangé

26/07/09 — Judith Schlanger, Christophe Pradeau, Po&sie


Une courte lettre pour un auteur d’importance. Important en ce qui (et en ce qu’il) me concerne, et selon toute vraisemblance les lecteurs habitués de cette lettre, qui auront vu mentionnée déjà : « la sociabilité chaleureuse et diffuse de l’admiration » [1]. Il est sans doute assez clair pour quelques uns, que le "dispositif des lettres" est en train de basculer avec le "grand — aujourd’hui l’immense — public démocratique" [2] auquel il s’adresse, avec au premier chef les "pratiques numériques", et la diffusion accélérée d’oeuvres de toute nature, d’apparents raccourcis (et parfois des trous) de mémoire.

C’est pourquoi à l’heure où paraît aux éditions Les Belles Lettres, L’humeur indocile — seule la jaquette, magnifique [3], porte la mention récit — il ne paraît pas inutile de rappeler tout d’abord, la réédition récente sous une allure qui ne paie pas de mine - un petit "poche" mais ô combien dense - de La Mémoire des oeuvres, préfacé fort empathiquement (fine appréhension de l’intention de l’ouvrage et territoire propre de recherche) par Christophe Pradeau [4], qui souligne en particulier que ce livre « aide à penser, aide à vivre, à habiter plus librement le séjour des livres ».

J’extrais ci-après - en invitant le lecteur à poursuivre - ses quelques lignes d’introduction à la reparution de "La pauvreté enchantée", un texte de Judith Schlanger, publié en 1992 dans la revue Po&sie : où comment une oeuvre "faible" (L’âme enchantée, de Romain Rolland) a pu avoir un retentissement existentiel fort.

« Judith Schlanger, dont l’œuvre est riche d’une douzaine d’ouvrages, doit être considérée comme une théoricienne de la mémoire culturelle. Épistémologue des sciences humaines, elle s’est attachée à mettre au jour les mécanismes métaphoriques, les conditions et les enjeux de l’invention intellectuelle (Les Métaphores de l’organisme, 1971). Ses ouvrages plus récents décrivent le séjour des lettres : comment il se constitue et se reconfigure (La Mémoire des œuvres, 1992) ; comment des vocations naissent, des vies prennent sens dans la fréquentation des livres (La Vocation, 1997).
[...]
« La pauvreté enchantée » s’inscrit dans un ensemble de textes, pour la plupart publiés dans Po&sie, qui font le lien entre La Mémoire des œuvres et La Vocation. Tout en s’attachant à décrire les mécanismes culturels qui rendent possible la perpétuelle relance de la littérature, ils s’épanouissent en méditations sur le mystère de la conscience biographique. La façon dont on habite et dont on perçoit sa vie y est considérée au travers des activités de la pensée, des pratiques qui, comme la lecture et l’écriture, définissent le mode de vie lettré. [5] »

Qualifier comme l’a fait récemment Roger-Pol Droit L’humeur indocile de « livre atypique et délicieux » pourrait faire croire à un ouvrage "léger". Il n’en est rien. Le journaliste déclarait d’ailleurs en 2000 — décrivant le parcours de Jacques et Judith Schlanger :

On remerciera Judith de ne s’être pas assagie, d’avoir gardé vif le goût pour la brûlure, poème ou métaphysique, « lave obscure mal respirable et peut-être dangereuse ». Elle a donc alterné continûment les écrits « de surface » - travaux sur des sujets repérables et délimités - et les retours à cette fascination première pour le vide, l’absolu, l’infini.

Dans un entretien avec le même, en 1996, Judith Schlanger pointait certes des écarts entre différentes formes d’approche d’une question, mais insistait-elle, pas de solution de continuité entre elles : une seule et même activité connaissante. Et c’est bien le cas ici : l’auteure dit avoir agi en mythographe qui explore les images et le sens.

Elle ajoute :
« A travers la fiction vraie de la fable, j’ai cherché leur liberté intérieure toujours en question, toujours fragile et souvent égarée ».
De te fabula narratur.

Voilà ce qui fait tout le prix de ce que Janicaud aurait appelé promenade philosophique par le truchement du récit.
D’autant qu’ici les personnages étant réels, naît une "curiosité un peu différente".
Qui sont-ils ? et elles ? Gertrude Duby-Blom, Alexandra David-Néel, Goethe, Bernard Berenson (qu’elle dit — sauf en 4° de couverture — "immobilisé dans le brillant sarcophage de sa réputation d’expert et d’historien de l’art", et B. Traven aussi mythique que les Indiens Lacandon, avec lesquels il forme l’inclusion de ces portraits en miroir. Au générique, accessoirement, mais avec une réputation moins brillante, des figures comme Mlle Peyronnet, Florence Nightingale (une "vocation" revisitée pour l’occasion), ou encore le critique d’art Delécluze et Max Friedländer.

Il y est bien question de la création d’une image de soi, et du maintien de celle-ci, et il y a un prix à payer pour une forme d’adulation qui est aussi une prison ; par contraste : « Le vieil Hugo ne manque pas de complaisance, mais autant qu’il se prête aux visites, il ne se transforme pas en spectacle. » ; elle ajoute, plus loin : « Et la lubricité de son grand âge fait qu’il ne peut pas être tout entier en représentation ».

On le voit, Judith Schlanger s’intéresse ici à cette forme d’invention intellectuelle que peut aussi être l’invention de soi. Dans le dernier numéro de la revue Po&sie [6], c’est à propos de Theodore Dreiser, qu’elle s’attache à saisir celle-ci in statu nascendi. L’article, qui marie le récit à l’essai (ou du moins des passages réflexifs) ressemble assez à ceux de L’humeur indocile (telle est d’ailleurs l’humeur du protagoniste) a pour titre : Dreiser. La jeunesse de tous les jeunes hommes.

Quel incipit : « Il a vingt ans à Chicago en 1891 et c’est un jeune d’une crudité étincelante. » !
Il y a là plus que le début d’un roman de formation, ou d’un récit de vocation, car si celui-ci est mené avec style, la compréhension relève d’autre chose que de la sociologie de la culture : des expressions comme "relever de la fable intime et du désir d’être", ou "Comment donner voix à tout cela à travers les censures de son temps" "ce qu’il perçoit avant tout n’est pas la vitalité mais le statut", "le piège d’époque auquel il n’échappe pas : tant qu’on ne se soumet pas au prix social de la sexualité, le désir est frustré" ; toute une pensée de l’énergétique de la création, à laquelle la forme littéraire donne accueil.

Le lecteur de L’humeur indocile y prendra sans doute grand plaisir, ceux qui ont lu Ricoeur y trouveront une forme renouvelée du thème de l’identité narrative.

© Ronald Klapka _ 26 juillet 2009

[1Lettre du 4 mars 2008 la note 2 révélant dans l’après-coup la source cachée de l’intérêt pour une oeuvre qui s’avère sans tapage de tout premier ordre pour la compréhension des pratiques d’écriture dans leur infinie variété, mais aussi ce que je partage avec Philippe Meirieu, le rôle irremplaçable des lettres dans la formation humaine, et plus spécifiquement celle des maîtres, cf. L’envers du tableau, ESF, 1993, pp. 31-32 .

[2Cette expression est de E-M. de Vogüé, à l’occasion de l’adresse à la Revue des Deux Mondes dirigée par Brunetière, d’un recueil d’articles sur la littérature russe. L’auteur y fustige l’amnésie du du grand public démocratique, qui ne connaît selon lui, que la « nouveauté »
Préface de Christophe Pradeau à l’édition de poche de La Mémoire des oeuvres, pp. 12-13

[3Metronome Thirty Two (2007) de Marjan Zahed Kindersley, l’avant-dernière photo.

[4Christophe Pradeau est maître de conférences, Littérature française (XIXe-XXe s.), Paris 13, v. la fiche Cenel

[5Judith Schlanger, « La pauvreté enchantée », dans « L’écrivain préféré » , Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), n°4, 1 mars 2008, URL : http://www.fabula.org/lht/document375.html

[6Po&sie n° 127