Dans les bibliothèques de Reims

lettre du 20 mars 2008


Le texte qui suit était destiné à des bibliothécaires en congrès, et se proposait de faire découvrir quelques lieux du centre-ville, et dans les bibliothèques de Reims quelques ouvrages, inattendus ou pas assez connus [1], qui pouvaient y contribuer.


Hubert Haddad n’est pas rémois. Il a plutôt pour port d’écriture Chaumont en Haute-Marne, où, à la médiathèque des Silos (qui est également le lieu du Festival International de l’Affiche), il anime régulièrement des ateliers d’écriture. Leur substance a été réunie dans deux forts compendiums aux éditions Zulma : Le Nouveau Magasin d’écriture ( 2006), et Le Nouveau Nouveau Magasin d’écriture (2007).

Pour son ouvrage La Belle Rémoise (l’éditeur de la version princeps, Dumerchez a aussi une adresse dans cette ville : rue de Chativesle), que l’on peut désormais se procurer dans une édition bon marché (ce serait le mot), il lui aura fallu nécessairement habiter par l’écriture « le plan-guide acheté en gare de l’Est » qui nous vaut l’incipit :

« Reims, sous-préfecture de la Marne, comptant 185 164 habitants, est située à 83 mètres d’altitude sur la rive droite de la Vesle, affluent de l’Aisne. »

Quant à la conclusion :

« – Non, ne me dites rien, dit-elle encore en posant un doigt sur mes lèvres. C’est le miracle de la Sainte Épine … »

Elle invitera peut-être le lecteur à se piquer au jeu de ce conte subtil, ou encore à une excursion aux environs de Châlons en Champagne, où se dresse une étonnante basilique dans le village éponyme. Mentionnons la dédicace à Jean-Marie Le Sidaner, poète qui vécut à Reims, prématurément disparu, et dont le conservateur de la Bibliothèque de Charleville-Mézières Gérard Martin a honoré la mémoire avec une exposition et un catalogue dans la collection « Une saison en poésie » ("Le cercle de la rose", 2003 ).

A la poursuite de la « belle Rémoise », depuis la rue de Folle Peine (où vous serez bien en peine de trouver l’Hôtel de la Prophétie) s’organise une exploration du centre-ville (une bonne manière de se l’approprier) avec inévitablement ce regard :

« En attaquant d’une même griffe ces visages et les ornements de la façade, bossages et anglets, arceaux et voussures, l’érosion s’inscrivait comme une sculpture du temps dans cet enrochement vertical tout en brèches et en arêtes vermiculées qui lui conféraient un peu l’aspect d’une termitière gigantesque ou d’un escarpement de canyon. Relevée deux fois du séisme des guerres, la cathédrale vacillait incessamment sous le flux des nuages. Au coeur de Reims reconstruite avec une précipitation morne que les suies d’un ciel bas jour après jour encrassaient, l’ossature gothique semblait participer d’un ordre naturel, phénomène quasi géologique à peine affecté par la présence humaine. »

***

Souvenir de Reims et autres récits de Roger Laporte (nous y reviendrons) se conclut par une manière de plan en trois pages d’un livre à venir (et c’est bien la visée de Blanchot que partage l’auteur) intitulé Son lieu : une esquisse rédigée en 1959-1960, très liée à ce qu’il appelle biographie, en un sens spécial, c’est-à-dire le récit de la vie d’un homme qui s’engage entièrement dans l’aventure de l’écriture. « Au départ, […], il n’y avait rien à raconter, car on ne saurait faire le récit d’une histoire qui n’a pas encore eu lieu, d’une vie inouïe à laquelle seul écrire permettrait d’accéder. »

Voici ces lignes :

« à voir soudain son lieu, on pense : si je m’aventurais dans ce lieu, je risquerais d’être amené à écrire. La rencontre est certes encore future, mais simplement à former cette pensée, I’œuvre est déjà commencée.
 »
Elles se veulent introductrices à ce qui suit :

« Vous avez ouï-dire de Rheims qui fut une grande ville dans la plaine de Champagne. Elle avait une histoire antique : Clovis barbare, que baptisa Saint-Rémy donnait à la bonne ville chrétienne un pieux prestige et l’on y sacrait les rois de France. Au temps de Jeanne d’Arc elle était ville de sure bourgeoisie, en ses remparts, et, sur mille maisons à toitures anguleuses, qui étaient un fouillis de joies humbles et familiales, la Cathédrale toute jeune et blanche veillait comme un berger sur son troupeau bêlant. Et quand la bienheureuse Jeanne d’Arc entrait parmi des rues un peu tortueuses, comme encore je les ai vues dans les vieux recoins, il y avait là tout le bon peuple de France, les mères qui montraient à leurs enfants la jeune sainte si guerrière et le roi, les hommes joyeux qui couraient en criant Noël. »

Avez-vous reconnu Georges Bataille ? Oui, l’auteur du Bleu du Ciel, des Larmes d’Eros … l’éminent chartiste, conservateur des bibliothèques (BNF, Orléans), fut lycéen à Reims (lycée des Bons-Enfants – aujourd’hui collège Université – que fréquentèrent aussi René Daumal et quelques « phrères » simplistes, ainsi que Roger Caillois) ; il fut aussi séminariste à Saint-Flour où il écrivit Notre-Dame de Rheims à l’adresse de ses confrères. Ce texte a été publié dans la seconde édition (1987) des Œuvres complètes (Tome 1, 1970) aux éditions Gallimard. Sa première inscription figure, avec une étude, dans La prise de la Concorde recueil d’essais de Denis Hollier. Il s’agit donc d’une publication posthume, peu connue, mais dont cette étude attentive montre qu’elle est grosse de l’œuvre ultérieure. En effet, la « vision » développée dans ce texte que l’on date de 1918, porte visiblement les marques de la grande destruction de l’édifice et l’espoir des relevailles (« l’attente angoissée du Te Deum, qui exaltera la délivrance et le renouveau ») ; dix ans plus tard, ce seront : L’histoire de l’œil, L’Anus solaire. Entre temps, des travaux de numismatique pour ce qui est de la vie professionnelle, la perte de la foi, la psychanalyse pour ce qui est de l’expérience intérieure. Dans les dix ans de quasi silence, Denis Hollier nous invite à lire la rupture par laquelle se produit l’écriture :

« Bataille n’écrira que pour ruiner cette cathédrale ; pour la réduire au silence, il écrira contre ce texte […], contre la sourde nécessité idéologique qui le commande, contre cette cathédrale plus secrète et plus vaste dans laquelle il est pris de part en part et qui empêche que ce texte ait été écrit [ici allusion au glacis du style dans lequel Barthes voyait la (dé)négation de l’écriture], qui fait qu’écrire ne pouvait avoir lieu qu’après, contre lui, contre l’architecture oppressive des valeurs constructives.
[…]
De la paix désirée en rupture hétérologique, le jeu de l’écriture descellera la structure hiérarchisée et hiérarchisante de l’édifice, pour ruiner tout ce qui vit de prétentions édifiantes : ainsi les « guenilles » de Madame Edwarda pourraient figurer le point culminant du temple, le pinacle, sommet percé d’un trou, comme échappée du Sens, vision de « l’œil pinéal ».

On comprend que Maurice Blanchot (Après coup, éditions de Minuit) vivant le choc de lecture de ce court texte « aux pires jours de l’occupation » aurait souhaité que n’en « reste » que « la nudité du mot écrire » [2].

***

On ne trouvera donc pas cela dans le « plan-guide » évoqué par Hubert Haddad. Roger Laporte, dont on a évoqué plus haut Souvenir de Reims, nous emmène, lui, à l’intérieur de la cathédrale, pour une lecture, qui ne présente quelques signes extérieurs de la description que pour mieux signaler les dimensions du mot « écrire ». Voyez plutôt :

« De même qu’une personne bien-née témoigne de sa grandeur par la seule cambrure un peu accusée des épaules, de même, grâce à sa voûte, dont l’incurvation s’accentue avec une simplicité à peine dédaigneuse, la nef de la cathédrale, de surcroît assez étroite, nous confondit par sa hauteur que nous n’avions point soupçonnée du dehors. Encore à notre surprise, lentement nous gagnâmes le choeur, et arrivés au niveau de l’autel nous nous sommes retournés. Par le cheminement de la voûte ombrée d’incantation, mon regard fut conduit à la Rose Ouest dont le rouge, heureux comme l’exaltation d’une note grave de blues, charmé d’un or mûr et gourmand de tournesol, s’épanouissait, avec une lenteur hiératique de lanterne chinoise, en une paix distante parce que simple comme celle d’Héraclite l’Obscur près du four à cuire. Alors, d’emblée, me donnant une joie lucide et incisive, comme un essor vers l’immuable matin, précieuse et inattendue comme la grâce accordée au poète de voir la vie elle-même, métamorphosée comme par l’art, la cathédrale même, qui m’était tout d’abord restée si obstinément étrangère, m’accueillit au séjour de la vraie vie, dans la fulguration stable d’un éternel retour. »

Si l’on reconnaît le professeur de philosophie à la citation d’Héraclite, à la mention de l’Eternel Retour, l’on comprendra avec le paragraphe suivant, comme une illustration du distique d’Angelus Silesius (la rose sans pourquoi), comment c’est sensiblement qu’il est amené à se muer en écrivain (miracle de la Rose !) :

« Joie digne par excellence d’être décrite, mais sans rapport avec les autres joies de la vie, si ce n’est avec celle, sacrée, de faire l’amour avec la femme aimée, comparable seulement aux autres joies de l’art, elle désespère le poète dès qu’il se change en philosophe et veut l’atteindre dans sa source de lumière comme en dehors et avant sa manifestation. Si le philosophe se demande pourquoi l’éclat rouge du vitrail lui donne une telle joie, aussitôt le rouge se réduit à une couleur, le vitrail à du verre et sa joie, même pas rebelle mais étrangère à l’analyse, lui devient incompréhensible, et le nargue car elle semble se cacher derrière la Rose, au-delà de la Cathédrale. Mais le poète apprend au philosophe qu’il est vain de chercher la source de la lumière, car elle est à elle-même sa propre source, n’existe que par son illumination et qu’elle est le rouge même, mais sorti des limbes, érigé à la toute-puissance d’un vitrail, lumière noire comme l’éclatante musique sourde d’un pays muet. »

Tout comme « Notre-Dame de Rheims » n’est pas anecdotique pour approcher le concept d’écriture chez Bataille, Souvenir de Reims n’a rien d’anodin pour aborder l’œuvre naissante de Roger Laporte, mais on peut le lire tel quel, avec infiniment de plaisir, et ainsi entrer dans la fabrique d’écriture de qui se soucie en permanence de « la genèse de la genèse » [3].

***

Ami de Bataille, Blanchot et Laporte, Robert Antelme, lesté de son expérience de L’Espèce humaine, a donné de « l’ange au sourire » un portrait qui diffère – euphémisme – de l’instrumentalisation d’un visage, effectivement unique, par les officines publicitaires. Qu’on lise :

« À l’écart, il y a cet ange qui sourit, la tête penchée. Il n’appartient pas au monde qu’il côtoie : statues qui sont des cariatides, sereines sans doute, car la vérité qu’elles expriment est déjà bien affirmée, moins lourde à porter, familière, mais les cariatides tout de même de cet ensemble, de ce corps qu’elles constituent à elles toutes, immuable. Lui ne porte rien. Des anges de la chrétienté, il est sans doute le seul qui n’appartienne pas à cette histoire. Il n’est pas surpris des larmes des femmes, il n’est pas non plus dans la joie commune, dans la gloire de tous, ni dans le peuple des délicieux musiciens, il ne triomphe d’aucun mal : en rien, il ne participe au Pouvoir. Il ne règne pas.

[…]

Être sans pouvoir, c’est son essence : son sourire ne peut être celui du règne. Être de toujours, mais surtout devoir être toujours, et ce sourire ne peut être celui de l’ironie.

La légère inclination de la tête, où sont la connaissance et l’obéissance : l’habitude. Le commandement auquel il obéit, c’est le regard, n’importe quel regard, sur n’importe quoi. De l’homme à l’herbe, de l’homme à l’homme, de l’homme à l’absent, ce qui est là, c’est sa figure. Étouffée ou radieuse, elle est là, obligée. Parole, image, musique, tout le dit et rien. Il est au cœur du domaine où toute relation va naître. Éternellement recommencée. Ne possédant rien, ne pouvant rien, il est obligé d’être là toujours. Et s’il arrive que l’on dise : “ la seule transcendance c’est la relation entre les êtres ”, dans le bonheur et dans les larmes, c’est lui que l’on voit. Otage régulier de cette prodigieuse bastille, ni maître ni frère, il est dans ce qui se passe, ce qui ne peut pas ne pas être reconnu. »

« La seule transcendance c’est la relation entre les êtres », Bataille, Laporte eussent assurément souscrit.

Christophe Bident, qui a signé Reconnaissances, aux éditions Calmann-Lévy (2003), dit de ce texte :

On peut y lire une figure du témoin. D’une puissance sans pouvoir, il tient à distance une force cathartique dont nous ne disposons plus. Il exhibe une promesse qu’il ne tiendra pas. Il le sait. Il sait que nous le savons, c’est son don exigeant, inflexible et résistant. Ce don d’une force légitime de résistance à toute forme de ressemblance, voilà peut-être « ce qui ne peut pas ne pas être reconnu » [4] .

***

Pour terminer, cette évocation littéraire de Reims par des auteurs contemporains, et pour corroborer ce propos, s’impose une visite au Musée des Beaux Arts de Reims (autrefois Abbaye Saint Denis) : Le Marat de David, devrait y avoir retrouvé sa place, retour des Etats-Unis fin mai 2008.

L’écrivain vénitien Daniele Del Giudice, certainement davantage connu (reconnu ?) en raison de la version cinématographique du Stade de Wimbledon (par Mathieu Amalric, avec Jeanne Balibar) où le prétexte d’enquêter sur Roberto Bazlen « il singolare “scrittore che non scriveva” » [5] donne lieu à une magnifique réflexion en acte sur l’écriture, la création littéraire, l’auteur de L’Oreille absolue a choisi pour son livre Dans le musée de Reims une des « versions » du tableau pour les raisons qu’il explicite ici :

« Barnaba avait sa méthode, dans sa pérégrination à travers les musées, douloureuse et probablement de repli : il choisissait dans les livres les tableaux à voir, il les choisissait presque toujours pour le sujet, et avant de partir il se documentait. Ainsi savait-il déjà ce qu’il essaierait de voir, ainsi savait-il que de « Marat assassiné » on en compte au moins cinq, cinq « Marats assassinés », un à Bruxelles, un à Reims, un à Versailles, un à Dijon, un autre ailleurs, les deux premiers entièrement peints par David, le troisième une version d’atelier, les deux derniers de simples copies, c’est du moins ce qu’il avait lu dans les livres quand il se passionnait pour ce tableau. Dans les cinq, la scène est la même, même position du mort, objets identiques, la baignoire, les draps, la blessure, juste un détail distingue celui de Bruxelles de celui de Reims, ce qui est écrit sur la cassette en bois au premier plan : pour le Marat assassiné de Bruxelles, il s’agit d’une dédicace, affectueuse, finale : À Marat, David, pour celui de Reims, la phrase est plus complexe : N’ayant pu me corrompre, ils m’ont assassiné , comme si le mobile du crime devait être inscrit à proximité du cadavre. C’était aussi la curiosité de cette phrase, en plus de certaines opportunités du voyage, qui lui avait fait choisir le tableau de Reims. »

Son héros, « gagné » par la « cécité », voit effectivement, avec la complicité d’une « accompagnatrice » ce que d’autres, ne peuvent, semblent ne pas, ou ne veulent pas, voir.

Ce récit (1988), traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro et mis ainsi à la disposition du lecteur français (2003) aux éditions du Seuil (La Librairie du XXI° Siècle), si l’on m’en donne la permission, je le recommanderais volontiers comme viatique à ceux qui auront séjourné à Reims, à ceux qui sont venus s’interroger sur les conditions de possibilité de la meilleure transmission possible de ce que recèlent les œuvres lorsqu’elles sont accomplies à ce point, et qu’elles ne peuvent manquer de relancer le désir d’aller à la rencontre des œuvres d’art où qu’elles soient et si au surplus elles bénéficient de pareil cicerone.

© Ronald Klapka _ 20 mars 2008

[1On trouvera bien entendu les ouvrages cités « dans les bibliothèques de Reims » :

— La Belle Rémoise d’Hubert Haddad, Bibliothèque Carnegie

— Souvenir de Reims et autres récits de Roger Laporte BU Robert de Sorbon

— Notre-Dame de Rheims dans Œuvres Complètes, tome I, Georges Bataille Bibliothèque Carnegie

— La prise de la Concorde, Denis Hollier, Gallimard, Le Chemin, 1974, Bibliothèque Carnegie

— L’ange au sourire de Robert Antelme dans la revue Lignes, 1994, Médiathèque Falala

— Dans le musée de Reims de Daniele Del Giudice, dans toutes les bibliothèques de Reims.

[2Pour une amplification du propos, voir précisément : « La nudité du mot écrire ».

[3Cf. cette note pour entendre la voix de fin silence de Roger Laporte.

[5A ce sujet, lire le texte sur les livre et film.