Notre voix inconnue de nous

lettre du 7 mai 2008


Nous préférons trouver notre voix inconnue de nous, fût-elle éraillée, rauque, fût-elle brusque, cassante, nous préférons nous enlever le chant de la bouche, nous avons envie de trouver notre voix qui à peine sait parler. [1]


Relire, relier :

1. Vivremourir (précédé de Lieu) de Cid Corman

La Rivière échappée, collection de poésie initiée par François Rannou aux éditions Apogée, poursuit son cours aux éditions l’Act Mem. Vient de paraître Vivremourir (précédé de Lieu) de Cid Corman, traduit par Barbara Beck et Dominique Quelen.

Dans la postface qui éclaire le parcours et l’œuvre du poète (elle reprend en partie une notice de Poésieschoisies), et, en ce qui concerne plus précisément Livingdying, Laurent Grisel écrit :

« Si l’on accepte de tenir cela longtemps sous l’attention alors on atteint une simplicité sans pli. L’un des plus beaux poèmes du recueil est pour moi ce plateau d’oranges qui comprend et le don et la réception (c’est le plus difficile, on le sait), le mouvement et son accomplissement ; géométrie et lumière cristallines. »

Voici le poème :

JE t’apporte
un sac
d’oranges -

les plus douces
oranges -
et tu les

sors une
à une et
les disposes sur

un plat blanc -
sphères

d’une pyramide.

L’on voudrait ne pas aller plus loin [2], sauf à dire que l’on aimerait que les propositions qui suivent atteignent cette simplicité sans pli (mais non sans avoir fortement souligné préalablement le prix de cette traduction (cette « préférence » de longue date (premières pré-publications dans la revue La Dérobée, 1994) de Dominique Quelen, signifiant ainsi de quelle attention est faite sa poésie ; pour l’histoire de la réception de Corman, l’auteur de « Comme quoi », m’a rappelé les premières traductions d’Emmanuel Hocquard dans Orange Export Ltd, v. cet entretien )

2. L’Angoisse de penser, d’Evelyne Grossman

Tout d’abord, pourquoi ce « on » ? juste comme une trace de la relecture de L’Angoisse de penser, d’Evelyne Grossman (et « cette expérience d’écriture [...] dans laquelle Je pense hors de Moi »), après l’audition de l’émission « Du jour au lendemain ».

J’avais eu l’occasion de lire ici et là quelques uns des chapitres qui composent le livre, j’étais très curieux d’entendre l’auteur à propos du « grain de folie » d’Emmanuel Levinas. L’approche d’ « Autrement qu’être » que donne Evelyne Grossman est tout à fait convaincante, et invite à reprendre à nouveaux frais la lecture de ce livre dans sa dimension de poème. Une lecture par Jacques Colette du livre de Marlène Zarader, L’être et le neutre, À partir de Maurice Blanchot [3] recoupe cette approche de « l’il y a » du « bruissement de l’être ». Lectures qui ne sont pas de tout repos, par la traversée qu’elles impliquent, mais à la suite desquelles à l’instar de celle de That time (Cette fois), une approche pas après pas, s’offre le débouché sur une véritable « légèreté », celle d’une poussière qui n’est pas de l’Ecclésiaste (quia pulvis es ! apprîmes-nous) mais lucrétienne.

Le premier chapitre de ce livre, où s’opère la traversée du négatif, se termine par « Lire est une joie », tout comme le mot joie met le point final au poème-récit de Florence Pazzottu La Tête de l’Homme, alors que l’épigraphe de sa postface porte :«  Le négatif est insoluble dans la pensée ».

3. La Tête de l’Homme, de Florence Pazzottu

Agrafes toutes trouvées ? on peut le dire, à mon avis en tous cas et à la relecture (v. lettre de la magdelaine du 22/04). En effet il m’importait de savoir les raisons de l’allégresse que me procure la lecture des livres de Florence Pazzottu, qui me la rend à la fois si fraternelle et si contemporaine. Est-ce le tressaillement du poème, lorsqu’on le sent poindre avec l’auteure (la nuit, voire en rêve in L’Accouchée), qui nous dit cette fois il est conçu, donnons lui la chance, le risque de vivre (et pour cela préférer l’impair de vers « tordus » comme le cou a failli l’être, et de treize pieds pour lui porter chance) et que ce poème, « enchaînement rythmé de signes », ne fait qu’un avec l’annonce d’une naissance véritable, rejoignant ce que Barthes appelait une « pratique de procréation ».

Cela est, mais aussi c’est qu’ici une savante simplicité est des plus travaillées (de la « cellule » germinale : voir le poème final de La Place du sujet [4], à cet aboutissement : tout un monde en genèse, celui d’avant les chutes, mais retraversé, repris, grâce à elles : le matériau biographique, les options éthiques s’y donnent en « franchise intérieure », par de savants glissements d’un poème à l’autre, de la narration au flux de conscience, pas d’anecdote : le lancer parabolique du vers (cf. Deguy, mais aussi « le lancer crée le dé » qui sous-titre L’Inadéquat (un substantif emprunté à Germain Nouveau ?)) appelle le tissage de la trame symbolique : la tête de l’homme, celle de l’agresseur d’un soir ? notre « boîte à problèmes » (Jean-Roger Caussimon), un lieu d’enfance retrouvé grâce à la percée de ce qui obstruait ? la psyché du lecteur ? de tout homme ? tout cela à la fois. Ce travail, Florence Pazzottu, l’accomplit par le poème pour requalifier l’homme. Pour se convaincre si nécessaire de la dimension incarnée de cette entreprise, aller aux mots d’une des « rencontres poétiques de Montpellier ».

© Ronald Klapka _ 7 mai 2008

[1Citation extraite d’Anchise, Seuil, Fiction & Cie, 1999, p.76, les pages 75-76 mériteraient d’être citées in extenso, qui précisent que la « vérité de parole », ici d’écriture, ne saurait être un édulcorant.

[2Si ce n’est avec ce fragment relevé par Yves Bonnefoy dans sa préface aux Sandales de paille de Pierre-Albert Jourdan (Mercure de France, 1997) :

Une détenue dans un camp de concentration a gardé une orange reçue dans un colis pendant plusieurs mois pour l’offrir à Noël, à travers le grillage, à un détenu que ce geste bouleverse. Là brillait ce qui, rabougri, desséché, perdant couleur, ridé, dépasse le monde ; ce qui le fonde dans une communauté silencieuse. Là l’orange brillait comme une forêt d’orangers ne le pourra jamais. Là, plus besoin de s’assoupir comme j’allais le faire, si petitement, dans une plénitude en forme d’orange. (Fragments)

La différence de poétique donne à penser. Comme si, celle de Cid Corman remplissait cette « condition de lumière » : Il ne faut pas dire quel/silence Il faut dire je n’entends/pas La proposition doit être/lavée à l’eau douce/ Puits de jour (Emmanuel Hocquard, Conditions de lumière VII, 5, p. 65, POL, 2007)

[3Jacques Colette : Veiller sur le sens absent. Littérature et phénoménologie, Critique n° 689 (De Leiris à Derrida : Règles du "je")

[4Le dernier poème de La Place du sujet (novembre 2005 mon voisin) à la fois évoque l’initiale de la Tête de l’Homme (nuit du 6 au 7 avril 2001) et son quasi finale le face à face avec l’agresseur retrouvé (p. 95), le « remuement faible » d’un geste de compassion à son égard, comme l’annonce des pages 96 à 99, véritable traité incarné de spiritualité (au sens de force d’affirmation de l’esprit) de la procréation.
V. également l’entretien avec Alain Freixe, dans Le Basilic, pp. 2 sq