Derrida, un Égyptien

04/05/2006 — Peter Sloterdijk, Jacques Derrida


Derrida, un Égyptien, sept vignettes de Peter Sloterdijk, aux éditions Maren Sell  [1]

« il faut, plus encore, de la distance pour se faire une idée du massif dont la montagne Derrida forme l’un des plus hauts sommets. J’esquisserai ci-dessous sept vignettes dans lesquelles le penseur est mis en relation avec des auteurs de la tradition récente et de notre époque : il s’agit de Niklas Luhmann, Sigmund Freud, Thomas Mann, Franz Borkenau, Régis Debray, Georg Wilhelm Friedrich Hegel et Boris Groys. »


Au moins trois raisons à cet hommage du philosophe allemand :

— l’émotion ressentie à l’annonce de la mort de Jacques Derrida : « de se retrouver seul avec la sensation que le monde était devenu plus lourd et plus injuste, et seul avec le sentiment de gratitude pour ce que cet homme nous avait démontré »

— l’invitation de Daniel Bougnoux de la traduire pour la manifestation « Un jour, Derrida » [2] au Centre Pompidou, le 21 novembre 2005

— cette réflexion de Jacques Derrida dans l’entretien avec Jean Birnbaum publié dans Le Monde, 19 août 2004 [3] :

« A mon âge, je suis prêt aux hypothèses les plus contradictoires à ce sujet [la postérité de l’oeuvre] : j’ai simultanément, je vous prie de me croire, le double sentiment que, d’un côté, pour le dire en souriant et immodestement, on n’a pas commencé à me lire, que s’il y a, certes, beaucoup de très bons lecteurs (quelques dizaines au monde, peut-être), au fond, c’est plus tard que tout cela a une chance d’apparaître ; mais aussi bien que, d’un autre côté, quinze jours ou un mois après ma mort, il ne restera plus rien. Sauf ce qui est gardé par le dépôt légal en bibliothèque. Je vous le jure, je crois sincèrement et simultanément à ces deux hypothèses. »

Cette assertion d’apparence contradictoire fonde le témoignage de Peter Sloterdijk : il y voit la marque philosophique de Jacques Derrida : comme si, pour germaniser, sa Grundstellung était Enstellung, en d’autres termes : son ici [toujours] ailleurs, différance, philosophie de l’« écart » : exode, exil, et retour(s). C’est pourquoi Freud, n’est plus très loin, et pas davantage celui défini comme « l’homme aux songes » : le biblique Joseph (Genèse, 37-50).

Ontologie s’assonnant avec hantologie (Spectres de Marx), "reviennent" sous la plume de Sloterdijk sept figures présentes ou passées en guise d’évocation du « tour » philosophique de Derrida.

J’en évoque quelques unes.

La toute première, Freud, forcément et plus particulièrement Moïse et le monothéisme. On connaît l’hypothèse : Moïse, l’Egyptien. Sloterdijk voit dans cette révision une sorte de prélude à la différance. Et de citer Freud lui-même :

On aimerait prêter au mot Entstellung, le double sens qu’il peut revendiquer [...] : changer l’aspect de quelque chose, mais aussi changer quelque chose de place, le déplacer ailleurs.

Soit « exode », signifiant non plus sécession du judaïsme avec le pouvoir égyptien étranger, mais la réalisation de l’égyptianisme le plus radical par des moyens juifs.

La transition avec Thomas Mann, l’auteur de la tétralogie romanesque Joseph et ses frères s’impose, qu’il s’agisse de l’analogie avec le parcours de Moïse, mais surtout avec celui de Derrida, la déconstruction comprise comme troisième vague d’interprétation des rêves après celles de Freud, puis Benjamin et Bloch. On se prend à regretter les oignons d’Egypte à lire : Derrida a interprété la chance joséphique en montrant comment la mort rêve en nous - ou en d’autres termes : comment l’Egypte travaille en nous.

Vous suivez toujours ?

C’est avec le dernier auteur convoqué pour contextualiser/décontextualiser l’oeuvre de Derrida que je poursuis : Boris Groys, dont a paru récemment sous le titre Politique de l’immortalité, chez Maren Sell éditeurs, une série d’entretiens avec Thomas Knoefel en particulier sur la théorie philosophique de l’art. Le propos de Sloterdijk s’avère particulièrement convaincant pour ce qui est de la réflexion de Groys sur les archives et la muséologie, de bien belles questions sur leurs fonctions, puisque l’espace muséal "brise les bassesses de la vie dispersée et les prétentions du devenir afin de permettre la contemplation".

En ce point je note que l’étymologie (cum + templum) "colle" remarquablement avec cette notion de pyramide tant égyptienne que louvresque.

S’attarder moins longtemps sur Niklas Luhmann, Franz Borkenau, Regis Debray et Hegel n’est pas méconnaître leur place dans cette réflexion de Sloterdijk sur l’archive et le devenir derridiens, la thématique joséphique y est moins prégnante. Il est heureux que les philosophes contemporains d’Outre-Rhin soient mis en valeur, car en ce qui les concerne, il semble qu’à l’instar du nuage de Tchernobyl (officiellement) leurs noms et leurs travaux aient du mal à franchir le pont de Kehl, imaginer : Luhmann et Derrida seraient les Hegel du XX° siècle et Franz Borkenau, historien de l’art génial, et dont on retiendra dans ce cadre la nécessité de considérer la déconstruction comme un procédé visant à défendre l’intelligence contre les conséquences de l’unitéralisation.

Pour ce qui est de Régis Debray, je laisse à Sloterdijk cette affirmation selon laquelle « Si le dernier mot de la philosophie poussée à ses marges avait été “l’écrit”, le mot suivant ne pouvait être que “médium” », mais pourquoi ne pas le suivre lorsqu’il affirme que « c’est à l’intuition médiologique de Régis Debray que l’on doit de pouvoir poser à présent, de manière explicite, la question de savoir grâce à quels médias Dieu est devenu capable de voyager - et nous en trouvons la réponse dans une réinterprétation inspirante de la sécession juive avec le monde égyptien. »

Quant à Hegel, c’est dans [les] Marges que nous le trouverons avec cette citation de Derrida, qui n’est pas sans expliquer le sous-titre du livre de Sloterdijk : Le problème de la pyramide juive :

« Un chemin, nous le suivons, conduit de ce puits de nuit, silencieux comme la mort et résonnant de toutes les puissance de voix qu’il tient en réserve, à telle pyramide, ramenée du désert égyptien, qui s’élèvera tout à l’heure sur le tissu sobre et abstrait du texte hégélien, y composant la stature et le statut du signe. » [4]

Qu’ajouter ? juste notre reconnaissance à Sloterdijk et aux éditions Maren Sell pour la mise en circulation d’un texte qui tout contraint qu’il est par les lois du genre et son format, n’en donne pas moins et dans l’esprit de celui à qui il est rendu hommage de fécondes ouvertures.

© Ronald Klapka _ 4 mai 2006

[2Cet hommage, est en ligne (pdf) par les soins de la BPI, l’intervention de Peter Sloterdijk court des pages 12 à 26.

[3Publié depuis aux éditions Galilée : Apprendre à vivre enfin, 2005.

[4Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Minuit, 1972, p. 88, au chapitre le puits et la pyramide, introduction à la sémiologie de Hegel. Complétons le paragraphe : « La source naturelle et la construction historique y gardent toutes deux, quoique différemment, le silence. Que selon le trajet de l’onto-théologique, ce chemin reste encore circulaire
et que la pyramide redevienne un puits qu’elle aura toujours été, telle est l’énigme. On se demandera si elle est elle-même à remonter comme une vérité parlant toute seule du fond d’un puits ou à déchiffrer comme une inscription invérifiable, abandonnée sur le front d’un monument. »