Y a de l’homme !

20/09/2008 — Jean Clavreul, Pierre Ginésy, Renée Koch, Jacques Félician, Gérard Granel, Elisabeth Rigal, Alain Lestié, Pascal Quignard, Jean-Luc Nancy...


Cela ne saurait être l’affaire du poète, de livrer l’humanité à la mort. C’est avec bouleversement que lui, qui ne se ferme à personne, il apprendra chez beaucoup la puissance croissante de la mort. Même si ceci apparaît à tout le monde comme une entreprise vaine, il cherchera à l’ébranler ; et jamais, en aucune circonstance, il ne capitulera. Ce sera son orgueil, de résister aux messagers du néant, qui deviennent toujours plus nombreux dans la littérature ; et de les combattre avec d’autres moyens que les leurs. Il vivra selon une loi qui est la sienne, mais qui n’est pas taillée à sa mesure ; elle déclare :

« On ne rejettera personne dans le néant ; y fût-il volontiers. On recherchera le néant seulement pour en trouver l’issue ; et on en signalera pour chacun l’issue. On patientera dans le chagrin comme dans le désespoir, pour apprendre comment on en tire autrui ; non par mépris du bonheur qui est dû aux créatures, bien qu’elles se défigurent et se déchirent entre elles. »

Mais qui donc est ce poète ?

"Quelqu’un, vous ou moi, s’avance et dit : je voudrais apprendre à vivre enfin."


Je ne donnerai pas les noms, ces phrases sont désormais aussi miennes qu’elles sont vôtres, je ne ferai pas bruire « les cigales des citations », les confiant simplement à ce réson : « Y a de l’homme ! » [1]

Le hasard, qui du monde est comme chacun sait, la chose la plus objective qui soit, m’a donné, confirmant ici cette étrange intuition que « le deuil est un don », de découvrir et de lire (mise en ligne aidant, en attendant le livre illico commandé chez la libraire), m’a offert donc de découvrir

A Jean Clavreul, répliques… [2]

pas des mélanges offerts, ni thrène à la mémoire de, mais ouverture …

Juste préciser le hasard en question : l’annonce dans la boîte électronique d’une soirée réunissant Jacques Demarcq, l’auteur des Zozios [3], et Dominique Meens, « L’ornithologiste » [4]. Jacques Félician signale dans Clinique de la servitude [5] le choix de celui-ci de « perséverrer » en écriture : Drôle de nom pour un pape [6] (toute coïncidence avec une actualité récente, forcément fortuite) sur le site dissonances freudiennes. La recherche de ce texte a conduit par Jacques Félician interposé à l’association Apolis [7], et à ce livre, dont je souhaite, je l’espère comme lui avec quelques autres, qu’il sera l’ouverture désirée. Comme il n’inondera pas les tables des libraires, faites passer…

Il s’agit d’un livre, avec, depuis Clavreul, de son adresse à ces quelques autres : « L’homme qui marche sous la pluie », donc aussi sur ce livre, son histoire, ses visées.

Pour qui ne connaîtrait pas ce dernier livre, un résumé, en donne la teneur (recension d’Alix Franceschi, pour la revue "Clinique lacanienne", reprise sur le blog de Christian Colbeaux). [8]

Qui voudra rencontrer un visage, une voix (une personne, une pensée), un document video : la cassette VHS éditée par le CNRS [9].

« Je me souviens » avoir lu lors de sa parution « L’ordre médical » (Seuil, 1978), et n’en avoir certainement pas saisi les enjeux, du côté de mes-églises : le côté de guère-mentent a donc mis du Temps à se (me, nous, vous) retrouver ! Et pourtant quel parcours (celui de Clavreul) : Le Désir et la Perversion, Le Désir et la loi, les responsabilités (institutionnelles) jusqu’à la dissolution de l’Ecole (il écrit L’Eglise) Freudienne de Paris, puis la Convention psychanalytique, et le retrait de toute institution tout en restant actif juqu’au bout pour ce qui est de la profession embrassée).

Reprenant « L’homme qui marche » je suis tombé sur cette page cornée (p.76) :

Il faudrait s’interroger sur les rapports des psychanalystes à l’écriture, rapport qui est loin d’être simple. Sans doute, lorsqu’on ouvre un livre, la première question est de savoir qui parle, qui est l’auteur, ce qu’il veut dire et à qui il s’adresse ? Cela prend un sens très particulier à partir du moment où il s’agit de psychanalyse : le psychanalyste le sait à partir de l’expérience de sa propre cure. Ici, comme pour la parole, l’important, ce n’est pas seulement celui qui parle, mais tout autant celui qui écoute, au sens de l’entendement. Il n’y a pas de parole consistante sans quelqu’un pour l’entendre. C’est cela, le fond même de notre expérience.

Je ne sais plus bien - depuis certaine « Magdelaine » in/augurale - si j’interroge l’écriture depuis la psychanalyse, ou l’inverse, rien n’est plus sérieux qu’un private joke [10] .

Quoi qu’il en soit, cette lecture plurielle ne cesse d’en appeler à la littérature, par exemple :

Que serait alors une position active à l’écoute de l’intransmissible ? Sans doute peut-on parler ici, à la suite de Kafka, d’une expédition vers le vrai.

Cette expédition vers le vrai appelle un certain regard accueillant. On pourrait parler là d’un regard tourné vers la laisse, cette bande de sable que la mer découvre et recouvre au gré des marées, un regard en position d’accueil de l’espace et du temps de la laisse.

Et c’est encore Quignard qui [nous] apprend que ce que la mer dépose sous forme de laisse, à chaque marée neuve en se retirant, c’est ce que l’on appelait, jadis, le chemin de Dieu (Cécile Casadamont) [11].

Ce qui n’est pas sans évoquer la proverbiale sagesse des nations : " Il y a trois choses qui sont au-dessus de ma portée, Même quatre que je ne puis comprendre : La trace de l’aigle dans les cieux, La trace du serpent sur le rocher, La trace du navire au milieu de la mer, Et la trace de l’homme chez la jeune femme. " (Proverbes 30 : 18-19). Vous l’attendiez, je le sais, cette érotisation du théologique, mais comment (et surtout pourquoi) éviter la caresse des mots ?

Laissez-vous donc prendre à ces dix-sept textes, tous uns, qu’ils soient poème (Transcription, Brigitte Dassonville, magnifique évocation d’Alberto Giacometti) ou méditation philosophique (Pierre Ginésy, En écorce de cornouiller), témoignage (Le sens de l’hospitalité, Christine Léger, Frédéric Escolano), ou encore excursus savant (Renée Koch, « le chtonien et l’aède », chaque un réitère dans son style propre « la communauté de ceux qui sont sans communauté », prix à payer par le maverick - se dit d’un bouvillon qui a échappé aux campagnes de marquages, marque qui permet aux ranches d’en revendiquer la propriété - (Jacques Félician), « ipso facto demens ac cogitans » [12].

Je reprends dans Clinique de la servitude, à propos de l’histoire de la Convention psychanalytique, de l’hölderlinienne revue Césure et de ses suites :

Et surtout Gérard Granel, une rencontre décisive avec la philosophie vivante. […] Ce fut Pierre Ginésy qui trouva fort à propos le sésame qui allait nous ouvrir le chemin d’une collaboration étroite mais assez courte (deux ou trois ans tout au plus) : « Historial » [13] glissa Pierre dans la discussion.
Et d’ajouter (Félician) :
Qui était donc Gérard Granel ? un analysant de Heidegger, peut-être le seul que ce dernier ait eu sans jamais le savoir. Le transfert dans ses meilleures occurrences mobilise les possibles d’un sujet en contrepoint parfois, mais aussi en écart avec le discours de son analyste.

Félician évoque en conclusion de son livre la conférence (novembre 1990, à New-York) : « Les années trente sont devant nous » (repris dans Etudes, Galilée), à lire à ce sujet « historialement » le propos de P. Ginésy :
L’excès des noms infernaux - dissonance et gauchissement [14]

Si la découverte (tardive) de Gérard Granel, s’est effectuée avec Granel, l’éclat, le combat, l’ouvert [15], et l’écho donné par Jean-Luc Nancy dans La Déclosion à « Une foi de rien du tout » [16], elle aura attiré mon attention sur des dessins d’Alain Lestié en parfaite congruence avec les écrits du philosophe. Il me sera donné de connaître un tout petit peu mieux l’œuvre [17] de l’artiste et sa force d’interpellation avec des moyens que je qualifierais peut-être un peu sottement de jansénistes. Je ne suis guère étonné de la retrouver sur le site dédié à Gérard Granel [18] et de lire ces propos d’Elisabeth Rigal-Granel sur l’exposition « à demi-mots » à Pau : La peinture cosa mentale de Lestié se donne comme une sorte de traité du vide où nulle univocité ne règne et où le faire-sens est toujours en voie de disparition, dans une perpétuelle relance de la chaîne des signifiants qui redéfinit toute la syntaxe picturale. [19]

Clavreul, Félician, Granel, Lestié et quelques autres, c’est ce que l’on appelle « nouage », ajoutons pour faire bonne mesure Jean-Luc Nancy dont la revue Po&sie n° 124 a reproduit récemment la préface Freud - pour ainsi dire aux Œuvres complètes de Freud au Japon. Pas plus que ces quelques autres, Nancy ne confond (compulsivement) Zwang et Trieb :

Ce que signifie le Trieb - ou la complexion des Triebe – c’est le mouvement venu d’ailleurs, du non-individué, de l’archaïque enfoui et répandu, proliférant et confus de notre provenance – la nature, le monde, l’humanité derrière nous et derrière elle encore cela qui la rend possible, l’émergence du signe et du geste, l’appel des uns aux autres et de tous aux éléments, aux forces, au possible et à l’impossible, le sens de l’infini devant, derrière et au milieu de nous, le désir d’y répondre et de s’y exposer. […] Cet « ailleurs » est en nous : il forme en nous le plus originaire et le plus énergique moteur de cet élan que nous sommes. […] C’est l’être comme verbe « être » : motion, mouvement, émotion, secousse et montée de désir et de crainte, attente et tentative, essai, accès, crise même et exaltation, exaspération ou épuisement, formation de formes, invention de signes, tension incoercible jusqu’à l’insoutenable où elle se brise ou bien se dépose. [20]

En quoi il rejoint ce propos de Clavreul (in Quartier Lacan, Champs/Flammarion p. 28) : « En parlant de désir et non plus de plaisir, Lacan situait le sujet comme un être pour la mort, soutenu et causé comme désirant par la loi symbolique. Ce qui a suscité beaucoup de résistance face à la possibilité d’expression d’un tel désir tient à ce qu’il mettait en péril toute tendance dogmatique. »

Y a de l’homme ! Kenavo !

© Ronald Klapka _ 20 septembre 2008

[1Il savait que dans les tempêtes, l’homme est peu de chose, sinon celui qui a donné sa parole sans savoir, parole qui engage toujours au-delà… Comme pour les marins embarquant du temps des Terres-Neuves, au siècle dernier, et qui sur le quai se serraient la « pogne » en se disant, en guise de contrat : « Y’a de l’homme ! » (Hommage à Jean Clavreul. • Michel Leverrier)
V. aussi La proie pour l’ombre, dédié à celle qui sait entendre la langue des hirondelles, et son post-scriptum : l’orient du pulsionnel.

[2Transcription de deux journées, l’une à Paris (EPHE, 13/10/07 sous la conduite de Renée Koch et Pierre Ginésy), l’autre à Marseille (1/12/07 avec Jacques Félician).
Cela donne un vrai livre. Le volume "... à Jean Clavreul, répliques".

[3Jacques Demarcq Les Zozios, aux éditions NOUS.

[4Recevable à l’égal d’ornithologue ; cf. Le Trésor de la Langue Française.

[5Lire Déficeler qui en fait la recension.

[6Lisible ici.

[7La découvrir en ce lieu.

[8Que l’on peut ainsi découvrir en ligne.

[9Dans la vidéothèque.

[10Bien nommée « écrire à la folie » !

[11Lire ce texte, absolument.

[12Jean-Luc Nancy, Derrida pour les temps à venir, Stock.

[13cf. Apolis réunit des psychanalystes et quelques autres. Ses publications ouvrent à la rencontre de l’historial et de la psychanalyse. On s’y propose de penser et de dire les ravages destinaux de l’hégémonie technique.

[14Texte disponible sur le site Dissonances freudiennes.

[15Collectif dirigé par Jean-Luc Nancy et Elisabeth Rigal, Granel, l’éclat, le combat, l’ouvert, a été publié aux éditions Belin, en 2001.

[16A lire, cette recension de La Déclosion.

[17Alain Lestié permet de la mieux connaître grâce à son site personnel.

[18On trouvera sur le site des extraits d’oeuvres, des études, des entretiens, des enregistrements ...

[19Pour découvrir les tableaux d’une exposition.

[20Jean-Luc Nancy, préface à l’édition japonaise des OC de Freud au Japon in Po&sie n° 124, juin 2008.