L’amico ecco l’amico

05/01/2008 — Ko Un, Jean-Luc Nancy, Bernard Sichère, Véronique Bergen, Maria Tasinato


La fille aînée du père Jeon de Kalmoe

Young-Ja, boîtant de la jambe droite

Young-Ja, devenue boîteuse

N’ayant pu aller à l’hôpital

Quand elle était enfant


Elle aime la nuit

On n’y voit pas sa jambe

Mais seulement les étoiles.

Surtout celles à peine visibles

La Voie Lactée

C’est elle qu’elle aime

Elle le dit doucement

Après ma mort je vivrai là-haut.

La nuit tout le monde dort, Young-Ja rêve.

Les étoiles au ciel

Sur terre les rêves

C’est le moment le plus beau

Au ciel et sur la terre.


Young-Ja, la boîteuse fait partie des Dix mille vies, cycle de poèmes du coréen Ko Un, dont la collection L’Extrême contemporain chez Belin vient de proposer un choix. [1]
Un de ces « mille » portraits ainsi qu’autant d’autoportraits, comme adressés de cette manière : Ecco l’ignoto amico / né debole né ardente / l’amico ecco l’amico / che sorride dal niente [2], la clé musicale, la « Stimmung » de ces vœux en forme de lettre.


Jean-Luc Nancy, aux Vendredis de la philosophie

Jean-Luc Nancy vient d’obtenir le « Prix du Pamphlet » pour Vérité de la démocratie [3] ,
publié aux éditions Galilée au moment des commémorations de Mai-68. Créé en 2006 à l’initiative des éditions Anabet, ce prix vise à récompenser une écriture salutaire au débat public … C’est plutôt ce second aspect qui fait le prix de ce livre, plutôt qu’une éventuelle dimension pamphlétaire

Il vient de confier aux strasbourgeoises éditions de La Phocide Le poids d’une pensée, l’approche : « La pensée pèse exactement le poids du sens. L’acte de la pensée est une pesée effective : la pensée même du monde, des choses, du réel en tant que sens ». [4]

Illustration, un moment de radio particulièrement beau : l’entretien du philosophe avec François Noudelmann lui-même universitaire dans cette discipline et producteur de l’émission Les Vendredis de la philosophie, ce 2 janvier. Et spécialement la seconde partie de l’émission où l’animateur rapporte la réflexion d’un détenu de la maison d’arrêt de Villepinte, relative aux orientations respectives de la religion et de la philosophie (la tâche de la pensée). Grâce et laïcité de la pensée, de l’attitude se confondent ici, palpables, dans la réponse longuement élaborée. Un philosopher en acte, qui parce qu’il ne force rien du tout, force le respect. Les lecteurs de La Déclosion [5] , seront heureux d’apprendre la suite prochaine de ce premier volume de la « déconstruction du christianisme » au titre prometteur : L’Adoration, qui ressortit tout autant au vocabulaire des religions qu’au registre de l’amour : pour la troisième fois, Jean-Luc Nancy vient par ailleurs de donner une « petite conférence » sur l’amour : Je t’aime, un peu, beaucoup, passionnément, éditée chez Bayard. De sa salutaire intrusion, elle aussi greffe du « cœur ». De la considération qu’elle entraîne, amenant à faire de qui est éloigné (et je pense ici au détenu) un proche.


Bernard Sichère, L’Etre et le Divin

A cet égard dans l’entretien filmé et en ligne sur le site <i<paroles des jours [6], dialogue entre Stéphane Zagdanski et Bernard Sichère à propos de L’Être et le Divin, ouvrage que vient de faire paraître ce dernier, la séquence Solitude de Hölderlin, amour et amitié pourrait venir s’inscrire en résonance de cette Stimmung, pour reprendre un terme du lexique d’Heidegger dont sont lecteurs tant Nancy que Sichère. Je ne peux qu’être reconnaissant envers Stéphane Zagdanski pour l’initiative de ce dialogue, de sa mise à disposition en ligne, et à Bernard Sichère de s’être prêté à cet exercice de longue durée. Cela permet de mieux pénétrer un ouvrage très dense (444 p), de cerner la pensée de l’auteur au regard de son parcours (sommairement jeunesse mao, moment lacanien, vif intérêt pour l’œuvre de Bataille, approfondissement de l’œuvre de Heidegger (jusqu’à récemment relire/retraduire meta ta phusika à la lumière de la pensée du fribourgeois), affirmation de l’appartenance catholique, spécifiée notamment dans un ouvrage ayant cet adjectif pour titre. Autant la réunion des interventions à propos de Bataille m’avait paru stimulante, autant ce dernier ouvrage malgré des brillances de plume avait pu à certains endroits m’indisposer par son ton ombrageusement apocalyptique.

J’aurais une approche assez semblable en ce qui concerne cet ouvrage : le cœur du livre est constitué par une réflexion, des analyses solides, des lectures serrées, sur le nihilisme d’une part (la signification du « Dieu est mort » de Nietzsche ; l’essence de la technique et la constellation du secret) et la religion poétique d’Hölderlin d’autre part, avec trois précieux appendices, dont le premier rappelle que « c’est en regard d’un autre et pour un autre que le poète vit l’expérience poétique ». En revanche le « saut » relatif à certaines considérations d’actualité laisse perplexe : qu’est-ce qu’une « bien-pensance laïque » ? [7]). Puisse-t-il ne pas barrer l’accès à un savant travail de creusement : à cet égard les notes et les appendices constituent quasiment un livre dans le livre, et c’est la tâche de la pensée, la nécessité du poème qui alors l’emportent : le chapitre Epiphanie chrétienne, épiphanie musulmane constituera peut-être le point de départ d’une « méta-ontologie » (p. 356), et partant d’une « laïcité bien-pensée ».


Véronique Bergen, Alphabet sidéral

Je continue de filer la métaphore stellaire, c’est ainsi, avec Alphabet sidéral de Véronique Bergen, aux éditions Le Cormier [8].
Le recueil est sous-titré dans les pas d’Anselm Kiefer, et il est d’emblée clair qu’il se réfère à l’exposition Chute d’étoiles, organisée par Monumenta en 2007 dans la nef du Grand Palais (ce que confirme l’indication des dates de la rédaction : mai-juillet 2007).

A considérer les thématiques des récents ouvrages romanesques de Véronique Bergen : Fleuve de cendres et Kaspar Hauser ou la phrase préférée du vent, tous deux chez Denoël, cette rencontre de la poète et de l’artiste n’apparaît pas fortuite : son œuvre [9] , commencée il y a quinze ans, couvre la poésie, le roman et l’essai philosophique. Dans ses ouvrages une infinie recherche des chemins du langage, une archéologie des passions, des élans, une remise à jour permanente de la mémoire (notice BPI). Un lyrisme, voire un sur-lyrisme qui n’est pas sans déconcerter [10].
A cet égard, il pourra être utile d’entendre l’auteure s’entretenir avec Xavier Houssin dans le cadre des journées Ecrire, écrire, pourquoi ? organisées par la Bibliothèque Publique d’Information du Centre Pompidou [11].

Si Alphabet sidéral apparaît comme une suite de poèmes (relativement brefs) dont certains d’apparence ekphrastique, c’est en fait à une méditation unique, comme un contre-psaume alphabétique déployant la totalité de la désolation, avec toute une dimension mémorielle appelée par des formes rhétoriques simples et répétées : inclusions, anaphores, chiasmes, comme si l’unité était dans le morcellement et la dispersion. L’un des poèmes, d’une grande simplicité de facture, quasi enfantine, m’a paru donner ce qui fondait l’ensemble :

Dans le livre, / pas de place pour les amants, / mais un havre pour leur amour ///

Dans le livre, / pas de temps pour tourner les pages, / mais des pages pour tourner le temps ///

Dans le livre, / pas de moi pas de toi, / mais des ramures de sourires boréaux ///

Dans le livre, / ni départ ni arrivée, / mais un trajet à dos d’enfance.

Que ceux qui connaissent la lyrique de Véronique Bergen se rassurent, ils y rencontreront aussi : Tropes de mercure / cheminant /en direction d’une comptine adamique / Vous qui à flanc de démesure / rompez les rangs / par le chiffre palmé / Passez la chaîne des années en fleurs/ au cou des décapités…


Maria Tasinato, L’Œil du silence

Quant à Maria Tasinato ? Elle fut ici l’accompagnante. D’aucuns trouvent ses labyrinthes sophistiqués, voir les commentaires à propos de L’Œil du silence [12]. On l’aimerait en dialogue avec un Quignard ou le dernier traducteur des Confessions d’Augustin, Frédéric Boyer, sous le titre Les Aveux (aux éditions POL) puisque son livre s’ouvre sur la célèbre scène :

Sed cum legebat, oculi ducebantur per paginas et cor intellectum rimabatur, vox autem et lingua quiescebant.

Ce que Frédéric Boyer (grâces lui soient rendues pour son labeur ! et avoir décelé : Il ne s’agit pas tant de raconter sa vie que d’inaugurer sa nouvelle vie dans l’écriture, dans la fiction poétique de récits dont l’acte majeur est de reconfigurer poétiquement sa propre existence) rend par :

Mais quand il lisait, il parcourait les pages des yeux et c’est son cœur qui interprétait. Sans parler, sans bouger la langue.

Maria Tasinato, elle, traduit « et cor intellectum rimabatur » par : et cor intellectum rimabatur ! En appendice, un écrit sur Nietzsche : tempo rubato, résonne avec l’un des thèmes dominants du livre : la temporalité particulière de la lecture.

A chacune, chacun, je souhaite d’en trouver le temps, dans sa dimension de kairos, de temps survenant opportunément, ou comme l’exprime son préfacier, Pierre Klossowski, au moment voulu !

© Ronald Klapka _ 5 janvier 2009

[1Ko Un Dix mille vies, Belin, 2008.

Avec : une préface de l’auteur à la traduction française, avec ces phrases :

La poésie, sans quoi elle ne mériterait pas son nom, vient d’un temps avant la poésie. Le langage n’appartient à personne en particulier. Les mots qui, par hasard, ont été appelés dans un poème, à l’origine étaient le dialecte de l’univers.

Ce monde est un lieu de rencontre. Même la séparation ne fait qu’y ajouter. Lorsque le lecteur français rencontrera ma poésie, la poésie qui la précède et celle qui la suivra dans son imagination peut-être se rejoindront. En ce lieu d’avant le langage !

Un avant-propos de Michel Deguy, dont je retiens :

Et le passé tremble dans le présent où il demande à être reconnu : principe d’une métamorphose où l’autrefois s’est changé-en, en cette apparition furtive et décisive, épiphanique… et à propos des éclats de « vers » : Le poème suspend le flux, freine la précipitation, détache, offre cette chance au lecteur.

et pour clore, un entretien avec Ko Un et les traducteurs (Ye Young Chung et Laurent Zimmermann).

[2Voici l’ami inconnu/ni faible ni ardent/l’ami voici l’ami/qui sourit du néant

ici emprunté à Gianni D’Elia (qui emprunte lui-même à Rimbaud : Veillées, in Illuminations) ; v. Notre-Dame des Amis, revue Conférence n° 27, pp. 147-189, traduction Luigi-Alberto Sanchi.
De Gianni D’Elia, Congé de la Vieille Olivetti (traduction Bernard Simeone) aux éditions Comp’Act (L’Act Mem désormais), 2005 ; v. aussi Po&sie n° 110.

[3Jean-Luc Nancy, Vérité de la démocratie ]. On pouvait y lire (entre autres) pour ce qui est de la démocratie :

— d’abord, le nom d’un régime de sens dont la vérité ne peut être subsumée sous aucune instance ordonnatrice, ni religieuse, ni politique, ni scientifique ou esthétique, mais qui engage entièrement l’« homme » en tant que risque et chance de « lui-même », « danseur au-dessus de l’abîme ».

— ensuite, le devoir d’inventer la politique non pas des fins de la danse au-dessus de l’abîme, mais des moyens d’ouvrir ou de garder ouverts les espaces de leurs mises en oeuvre.

Jean-Luc Nancy rappelait également que la démocratie ne peut être une politique si l’on n’en a pas préalablement dégagé la métaphysique.

[4Jean-Luc Nancy, Le poids d’une pensée, l’approche, La Phocide, 2008.

[5En lire la recension

[6Pour visionner : ce lien

[7Voir la recension de Robert Maggiori pour Libération ; à cet égard s’attirer le titre « Sichère monte en chaire » est injuste au regard de tout l’ouvrage, et il est dommage que le ton de l’admonestation recouvre celui de la recherche passionnée, scrupuleuse.

[8Véronique Bergen, Alphabet sidéral, éditions Le Cormier, directeur, Pierre-Yves Soucy - qui a encouragé Véronique Bergen dans ses débuts en poésie - et qui impulse la revue L’Etrangère, aux éditions La lettre volée

[9Jean Genet : entre mythe et réalité. Essai (De Boeck-Wesmaël 1993), Brûler le père quand l’enfant dort. Poésie (Lettre volée 1994), Encres. Poésie (Lettre volée 1994), L’Obsidienne rêve l’obscur. Poésie (l’Ambedui 1998), L’Ontologie de Gilles Deleuze. Essai (L’Harmattan 2001), Rhapsodies pour l’ange bleu. Roman (Luce Wilquin 2003), Habiter l’enfui. Poésie (l’Ambedui 2003), Aquarelles. Roman (Luce Wilquin 2005), Voyelle. Poésie (Le Cormier 2006), Plis du verbe. Poésie (Maelström 2006), Kaspar Hauser ou la phrase préférée du vent. Roman (Denoël 2006), Fleuve de cendres. Roman (Denoël 2008)

[10Voir cette chronique de Jean-Claude Lebrun : Une surcharge qui fait sens ; en effet la compilation des intensifs en quatrième de couverture est à elle seule singulièrement éprouvante !

[11Voici le lien.

[12Maria Tasinato, L’Œil du silence, éditions Verdier.