de quelques ouvrages singuliers, remarquables voire inclassables

26/05/2011 — Muriel Pic, Pierre Gagnaire, Catherine Flohic, Emmanuel Giraud, Piotr Rawicz, Fabienne Raphoz


« There are things
We live among“ and to see them
It is to know ourselves” »

George Oppen [1]

Muriel Pic, Les désordres de la bibliothèque

Une note brève, trop brève [2] signalait, il y a peu, ce livre [3], alors juste parcouru, mais réclamant à juste titre, sinon une seconde lecture, plutôt une lecture seconde : ce livre ne laisse pas tranquille son lecteur, le tire par la manche, le pousse dans ses retranchements, quoi de plus normal, l’auteure ne s’y est-elle pas livrée ?

Donnons-la, cette lecture, autant qu’il est permis, d’autant que principiellement c’est son sujet ! Son sujet, pas son objet [4].

Risquons d’abord, sans grand risque : un beau livre, rien qu’au toucher (un velouté rare), puis la mise en page : quelque chose qui rappelle Martha Rösler, oui, sûrement [5] ; Joseph Kosuth peut-être [6], c’est plus ténu, mais le « conceptuel » est assurément là ; un peu aussi de Jean-Christophe Bailly ? [7]

Mais nous avons dit sujet. Le montage (les montages) [8], oui, mais encore ? Je lis, page 58, cette citation de Valéry Larbaud : « la véritable biographie d’un auteur consiste, pour plus de la moitié, dans la liste des livres qu’il a lus, comme la véritable biographie d’un peintre consiste, pour plus de la moitié, dans la liste des tableaux qu’il a regardés. » [9] et cet ajout : « Dès lors, il y a dans la photographie de la bibliothèque une manière d’autoportrait crypté ».

Voilà, j’approche, et pourtant ce ne sont pas les préliminaires de Christian Prigent, aussi excellents soient-ils, ce que confirmera l’après-coup [10], ni les quelques réussites de décryptage des montages photographiques, même si mettent sur la voie, quelques noms, objets ou lieux [11], qui m’apporteront l’aide décisive : il faut décidément suivre pas à pas la proposition de Muriel Pic : « La bibliotheca obscura de W. H. F. Talbot. » (pp. 46-71)

William Henry Fox Talbot ? Chacun sait, cocorico, l’inventeur du daguerréotype, mais tous savent-ils ce que la photo argentique doit au calotype ? [A ce sujet, je ne donnerai pas plus de précisions que Wikipedia [12]]. Son génial inventeur fut également l’auteur du premier livre illustré de photographies, Pencil of Nature (Le Crayon de la nature), paru en 1844.

La planche VIII de ce livre : Scène dans une bibliothèque a de quoi intriguer. Et elle intrigue : Muriel Pic emploie, plus précisément, le terme de métalepse [13]. On lit, vous lirez, le texte en regard, et l’on commence à comprendre. Comprendre quoi ? on est dans une époque d’invention, à l’orée de la reproductibilité infinie d’une scène, et en même temps, roman noir, roman gothique font partie de la trame culturelle. Et au surplus, le rappelle l’essayiste, la photographie a propension à être fantasma. Et elle donne les exemples de La Légende du daguerréotype [14], de La Photographie homicide. Et se souvient de quelques traits généalogiques de l’inventeur, où l’illégitimité réelle ou supposée joue son rôle... Nous sommes-nous éloignés de la bibliothèque, des livres, la photographie nous en a-t-elle détournés ? Je pique ceci et votre curiosité :

« Avec la planche VIII, la bibliotheca obscura de Talbot veille à la naissance du chimérique dans la surface noire et blanche des livres mais aussi dans la surface de papier sur laquelle il couche la photographie. S’il est un mystère de la « chambre noire », il est mesurable à une page, elle-même élevée à la dimension de la nature. Ce rapport de la page au monde caractérise un imaginaire documentaire tout à la fois confiné à l’espace d’une lecture et ouvert aux possibles d’un dehors infini. C’est que la bibliothèque et la photographie ont ceci de commun qu’elles puisent l’imaginaire à l’exactitude du savoir et de l’image, à la surface de pages où les signes appellent un horizon plus lointain dans l’espace et dans le temps. »

Muni de cet impeccable viatique, il ne vous reste plus qu’à exercer rêverie, sagacité sur les planches montées savamment par Muriel Pic et façonnées artistement par Patrick Le Bescont (les adverbes sont interchangeables), l’enquête — à propos de qui, de quoi — n’a fait que commencer...

Pierre Gagnaire/Catherine Flohic, Un principe d’émotions
Emmanuel Giraud, L’amer

Avec Pierre Gagnaire, Un principe d’émotions — quel beau titre — Catherine Flohic donne elle aussi un « beau livre » [15], comme éditrice, certes : l’objet, élégant, a tout, répondant aux lois du genre, pour tenter le lecteur, avec son iconographie, sa mise en page, le soin infini qui a été mis à équilibrer l’ensemble, près de 400 pages. Elle le fait aussi comme auteure attachée à nous donner la singularité d’un créateur. Et si elle ajoute ce nouveau titre : « Vivres » , à la liste déjà longue de ses collections : " Écrire" , " Entre-deux" , " Les Singuliers" , " La Chambre d’écrirure" " Locus Solus" , " Ligne de mire" , " Correspondances" " L’Estran" , " Interférences" et pour faire bonne mesure : "Hors collection" [16], c’est une variation supplémentaire dans cette recherche de ce qui fait la singularité d’une oeuvre, d’un parcours. La collection Les Singuliers avait été initiée au temps où la maison avait pour nom Les Flohic éditeurs. Il faut se souvenir aussi de Musées secrets, des revues d’art Eighty puis Ninety [17].

Mais à lire les conversations, qui ont duré trois ans, on s’apercevra très vite que l’on s’éloigne du beau livre qui plaît à l’oeil avec ses couleurs vives, ses cuivres rutilants, ses plats appétissants, les lieux, ambiances, menus et cartes de rêve pour entrer petit à petit dans ce qui est au principe d’une créativité exceptionnelle - le chef ne se livre pas si facilement sur ce sujet précis, et il faudra avoir la patience de lire - écouter - le récit des années difficiles, récit sans complaisance et plutôt dur, avant d’approcher la manière perfectionniste, mais aussi inspirée de l’artiste. A cet égard la Petite histoire d’un plat, pages 125 à 131 (comment apporter un supplément d’âme à une langouste), est un véritable morceau d’anthologie, en particulier le dialogue avec l’un des chefs, et plus encore l’échange "méta-culinaire" avec Catherine Flohic, qui indique à quel point la cuisine est une intelligence (au sens où Tarkos écrit : la poésie est une intelligence), qu’il n’y a d’intelligence que du dialogue, je cite Pierre Gagnaire répondant à son interlocutrice :

P. G. : Vous voyez de quelle façon on avance. Ce plat est un peu plus compliqué que d’autres, c’est un plat très, très subtil... Il est nécessaire de suivre comme ça plusieurs étapes en échangeant avec mon chef, ce qui est rarement le cas.
C. F. Maintenant que vous l’avez notée, la recette est fixée et améliorée par rapport à l’original ?
P. G. : Non, il n’y avait pas d’original Et je ne parle pas de recettes, je n’en ai jamais rédigé. Vous avez vu que lorsque j’ai élaboré un plat en cuisine avec mon équipe et que le résultat n’est pas satisfaisant je le rectifie et corrige la formulation déjà sur la carte. Mais il n’y a pas de trace de recette hormis les photos, qui servent au choix de la vaisselle, au dressage, avec l’intitulé des ingrédients, qui sont les feuilles de route affichées en cuisine. La conclusion de cette séance, l’important qui me touche beaucoup, et que vous avez dû ressentir, c’est à quel point mon chef peut être demandeur. J’avais face à moi un interlocuteur attentif qui partageait mon avancée, me relançait même avec un vrai questionnement. Des moments comme celui-là aujourd’hui me comblent.

Et cette intelligence (cette histoire culinaire) le chef a aussi à coeur de la faire partager, d’où la dimension narrative de la carte faisant pratiquement entrer le client en cuisine et suivre le déroulement de la préparation, détaillée comme une véritable recette (voir le turbot, p. 223).

On n’omettra pas - ce qui fut source de malentendus, l’attention du cuisinier-chercheur à l’innovation, d’où le dialogue avec Hervé This (la « cuisine moléculaire », les performances, v. pp. 102-103), mais on retiendra surtout :

« On ne devient pas artiste, je pense que cela ne s’acquiert pas avec des études. On le sent à une certaine façon de percevoir le monde. Et le découvre un jour à son insu, dans le regard des autres. » (p.321) [18]

Toujours aux éditions Argol, et une fois encore, l’art, la cuisine, une personnalité, et un choix singulier : L’amer, avec Emmanuel Giraud [19], qui parti à la Villa Médicis, pour travailler sur Le Festin de Trimalchion, s’y est formé aux subtilités de l’amertume.

Voilà un petit livre très alertement rédigé, avec humour, avec goût, et qui avec ses quelques recettes [20] communiquera celui de cette saveur plutôt mal aimée, du moins mal appréciée, de quoi progresser vers ceci :

« De la même manière que les Esquimaux possèdent une infinie palette de mots et d’expressions pour décrire la neige, les Italiens ont un vocabulaire bien plus étoffé que le nôtre dès qu’il s’agit de parler d’amertume. Anna me nourrit de mots rares et intraduisibles, amaregiare (peut-on dire « amériser » en français ?), amarotico, amaregiatto, et le plus beau, amarognolo. Ah ! amarognolo...
Lorsque ma préceptrice prononce cet adjectif avec une gourmandise évidente, ses yeux se plissent doucement, son visage parcheminé semble pris de spasmes de volupté, et l’on imagine sans peine le plaisir de cette amertume-là, délicate, enveloppante, présente sans jamais être dérangeante... » (50-51)  [21]

Piotr Rawicz, Le Sang du ciel, une nouvelle édition

« La pierre couverte de mousse qui me servait de coussin n’avait été qu’un prétexte. L’immobilité de mon corps caché derrière la roche constituait une voie large et royale vers la survie. Une fois tue la toux fine des mitrailleuses, les heures caressaient le ciel comme des oiseaux noirs ... De la profondeur de mon puits, plat comme une punaise, rien que deux dimensions, je regarde le ciel respirer calmement : Assassiner le ciel, voir le sang du ciel... » [22]

Le roman de Piotr Rawicz, Le Sang du ciel, est paru pour la première fois en 1961 aux éditions Gallimard (collection NRF), dont la quatrième indiquait qu’il s’inscrit dans un genre différent [de la littérature de témoignages]] ; « s’inspirant d’une réalité située au bord de l’humain et du concevable, il la dépasse pour la recréer dans sa vérité uniquement intemporelle et universelle, celle de la poésie. Ce roman insolite est ainsi une tentative téméraire en vue de traduire dans le langage de la poésie une réalité qui autrement demeure incommunicable. »

Bertrand Leclair me fit procurer cette édition pour avoir écrit :

« Unique, Le Sang du ciel l’est au point de n’être comparable à aucun autre livre. Le silence qui l’entoure depuis quarante-cinq ans est d’autant plus stupéfiant – quand bien même Le Sang du ciel existe pleinement, cependant, dans ces zones d’ombre où peu de lecteurs s’aventurent mais où se transmettent certains livres essentiels. Hélène Cixous, qui me l’a fait découvrir, a écrit récemment une très belle préface pour sa première traduction en polonais (il était temps qu’on puisse le lire en Pologne). De même, Pierre Pachet, lorsqu’une librairie réalisant une plaquette lui a demandé voici un an ou deux de citer quelques livres majeurs à ses yeux, l’a placé à raison aux côtés de chefs-d’œuvre communément célébrés. Bref, aussi méconnu soit-il, le livre circule, toujours dans sa première édition (il a été réimprimé une fois, en 1982, au lendemain de la mort de Rawicz). Il sera reconnu, tôt ou tard, et ça n’est assurément pas nécessaire pour l’accompagner d’en appeler sur tous les tons à Tolstoï ou Grossman : en appeler à Piotr Rawicz suffira bien. »

Voici donc (le début de) ce qu’en a écrit Hélène Cixous, il ne s’agit pas d’un livre, dit-elle, mais d’un être.

« Comme je suis heureuse de l’avoir connu. Comme je suis heureuse de ne pas l’avoir connu. De l’avoir seulement approché entendu et écouté. D’avoir, avant tout savoir, toute expérience rencontré ce Reste de Dieu et d’avoir alors, parce qu’avant tout savoir, reçu le message mi-amer mi-amusé le message amerusé que Piotr était.
Piotr était de l’autre côté. Il était cet être qui passé de l’autre côté, citoyen transparent du Sanspays repassait l’invisible fleuve pour passer du passé, ce présent des survivants, à l’épaisseur du présent sans pensée qui se prend pour la date de l’année qu’il représente. Revenant d’Après, tout Piotr séjournait dans le monde mondain peureux et sans effroi appelé Paris parisien, passant souriant et d’une indulgence effrayante. Léger et fatigué de sa fatigue d’ange déplumé. Il revenait du Sanspays dont l’on ne peut revenir que dépouillé un peu mort un peu maigre de vie. Bien obligé, puisqu’il n’avait pas laissé sa peau au vestiaire des camps, de l’enfiler encore tous les matins comme un costume fripé autoritaire. Il dormait alors, quand je l’ai connu, dans une petite pièce sombre et pauvre du fond du Quartier latin, que son habiter avait transformée en terrier pour l’une ou l’autre des bêtes traquées qu’il pouvait être. Là il faisait ses rêves, puis du thé. » [23]

A son tour Marc Cédat, qui s’il travaille dans l’édition, n’en est pas pour autant un éditeur a été saisi à la lecture de ce livre qui lui avait été recommandé par Denis Lavant. Et il a tenté l’aventure, racheté pour quelque temps les droits aux éditions Gallimard, qui n’ont pas prévu de réédition de ce qui est pourtant un chef-d’oeuvre littéraire, à tous points de vue. La reprise chez 2ème édition [24] comporte un certain nombre de défauts, une préface quelque peu dithyrambique, on recourra préférentiellement au texte d’Hélène Cixous qui était destiné à l’édition polonaise, lesté du poids existentiel de la rencontre, de la commotion intérieure qu’elle provoqua. Mais telle qu’elle est, il y a souhaiter qu’elle gagne le plus possible de lecteurs nouveaux, ce qui était à la fois le but de cette initiative et son immense mérite.

Envol : Fabienne Raphoz, Jeux d’oiseaux dans un ciel vide

Fabienne Raphoz qui parle la langue des oiseaux, on se souvient de L’Aile bleue des contes : l’oiseau, et de sa postface L’oiseau-monde, une omniprésence [25], avec ce ciel vide qui évoque irrésistiblement Octavio Paz (Dos cuerpos frente a frente/son dos astros que caen/en un cielo vacío), parle aussi, mais d’aucuns le savaient, la langue des poètes [26]. Et je ne veux pas citer ici Dominique Meens, ou Jacques Demarcq dont on connaît l’Ornithologie de l’un, les Zozios de l’autre, ni même oublier Pinson (Jean-Claude, alias Caelebs, on sous-entend - rara avis - fringilla, amateur de scenopoïetes dentirostris (ça vous cloue le bec !)), ni même sorvuler l’ouvrage (car le héros a ses limites) et ses mille jeux, envols, rase-mottes, et piqués.

Prenons en donc les augures c’est dans le titre [27] (et bien le bonjour Monsieur Castorp) et c’est aussi à gauche (c’est marqué). Voilà un livre plein d’érudition, de malice (joyeuse), d’anecdotes, d’histoires, d’appels méditatifs, de citations (légères), de langues d’oiseaux (pimentées : voir les Geais bleus de Mark Twain), de poèmes de toutes formes [28], celui-ci m’a intrigué à cause d’une réminiscence lectrice :

Lovalone

Le kakapo vert mousse

a lâché l’aile en chemin

Minuit

vert nuit
bouge monde et grimpe

 :

le désir cornemuse un plexus
montgolfière

se lovera en roche
pour
l’appel sourd butor
des plus hauts monts

portera loin
au-delà de l’île loin

 :

jusqu’au géant Moa

© Ronald Klapka _ 26 mai 2011

[1« Il est des choses/Parmi lesquelles nous vivons “et les voir/C’est nous connaître nous-mêmes” », ainsi traduit Jean-Paul Auxeméry, le début de Of being numerous de George Oppen. Auxeméry précise : Yves di Manno traduit maintenant cette strophe liminaire d’Être en multitude ainsi : « Certaines choses/Nous entourent “et les voir/Équivaut à se connaître” »

Il s’agit de la note 1 de "Walt Whitman, démocrate et lettré" qui ouvre le dossier initial de Po&sie n° 135 : Vue démocratique", qui outre l’article d’Auxeméry, comporte une traduction par Martin Rueff et Tiphaine Samoyault d’un chapitre de Upheavals of Thought, The Intelligence of Emotions, de Martha Nussbaum (Cambridge University Press, 2001) et la poursuite de la réflexion de Jean-Luc Nancy : « Être-avec et démocratie » ; pour « boucler la boucle » sa sixième partie incite à la (re)lecture de Stéphane Bouquet : Nos Amériques (Champ Vallon, 2010) et de ses avisés commentateurs : Jean-Claude Pinson, Ariane Dreyfus et du dossier de Fusées n° 18, autour d’Objets d’Amérique (Corti, 2009), le désir démocratique (désir de poésie), étant de saison, plus que jamais...

[2Dans la lettre du 17/03.

[3Muriel Pic, Les désordres de la bibliothèque, éditions Filigranes, 2010.

[4Déjà, la dédicace, rien moins qu’anodine : À mon grand-père/Henry Richard Churchman/qui m’a appris à lire.

[5Voir ce dossier de presse de l’exposition à l’INHA, en 2007/2008.

[6Osons rappeler :
« Pour Kosuth, le « visuel » n’est qu’une composante d’une structure complexe productrice de sens au sein de l’art, et non son socle. Dès les années 60, les éléments de son travail étaient tous extraits d’autres contextes : philosophie, littérature, ouvrages de référence, culture populaire, théories scientifiques, etc. Il utilise les signifiants dont nous avons hérité pour bâtir un sens nouveau qui lui est propre. » (Almine Rech Gallery), et juste, pour l’exemple [Roland Barthes]

[7D’une note ancienne (2005) :
Une nuit à la bibliothèque est le titre de l’une des deux pièces publiées récemment aux éditions Bourgois. Créée en 1999 à la Biblioteca Palatina à Parme, alors que le second spectacle Fuochi sparsi l’a été en 1994 à la Fondation Magnani-Rocca à Corte di Mamiano. Destinées à être jouées dans des lieux spécifiques, avec un public restreint, bibliothèque pour la première, son lieu propre d’origine pour la seconde, ces deux pièces n’en ont pas moins un fort pouvoir d’évocation, de magie théâtrale sur le lecteur, sans recherche de l’effet pour autant. Elles ne peuvent que susciter une réflexion, un échange sur le livre son devenir dans le premier cas, la conversation avec les tableaux dans le second. On est saisi en particulier par le parallèle entre la scène telle que la construit Nicolas Poussin - qui faisait « profession de choses muettes » et celle que nous donnent les tableaux de Giorgio Morandi avec « l’homme descendu de son piédestal et [ ... ] maintenant parmi les choses. »

[8Littérature et connaissance par le montage, de Muriel Pic, est une des contributions majeures de Penser par les images, un collectif, réuni par Laurent Zimmermann autour des travaux de Georges Didi-Huberman, aux éditions Cécile Defaut.

[9, Sous l’invocation de saint Jérôme, Paris, Gallimard, 1945, p. 328.

[10Redisons :
« Car il n’existe pas d’humain qui se satisfasse de seulement vivre. Voilà pourquoi il n’est aucun humain qui ne « lise ». Au moins chacun lit-il, à mesure qu’il vit, la représentation qu’il se fait de sa propre vie. Puis il lit celles que, de la vie, d’autres se font, par exemple dans des livres. De l’entassement « mOtérialisé » (comme disait Lacan) puis matérialisé (dans des objets imprimés) de ces représentations sont faites les bibliothèques. Qui en montre des images sélectionnées et synthétisées nous montre autre chose qu’un échantillon de décor domestique pittoresque. Il nous fait voir, embaumée d’un nappage ostensiblement glacé, une pensée : une figure de l’assignation de nos vies aux formes de leur représentation - un flash sur ce qui fait que l’espèce est l’espèce. »

Ajoutons :
Ce que nous montrent les images composées par Muriel Pic, c’est bien sûr qu’une bibliothèque, ainsi photographiquement saisie et fixée, puis redécoupée et abstraitement recomposée, dessine le blason de celui à qui elle appartient et, nous montrant ce qu’il lit, nous dit qui est celui qui la possède.
Mais, au-delà, elles suggèrent que le tableau d’une bibliothèque est toujours l’écu héraldiquement armorié de ceux qui ne vivent pas que de vivre mais aussi de parler leur vie et de la vivre en livres - l’humanité, en somme.
D’où un peu d’émotion. Et l’idée qu’on aimerait glisser entre tous les livres déjà là sa propre petite tranche d’humanité imprimée pour qu’elle s’y cale, épaulée et poussée par la théorie entière de tout ce qui fut auparavant imaginé, pensé, écrit puis entassé sur des étagères avant d’être voué à la grisaille sédimentée du temps. (Christian Prigent, Dans la maison des hommes, « préliminaires », pp. 5-9.)

Comme la prise en passant indiquons (nous lûmes, ouïmes, vîmes) :

— Compile aux éditions POL

— La belle journée, un film documentaire de Ginette Lavigne.

[11Muriel Pic remercie chaleureusement les personnes qui lui ont permis de désordonner leurs bibliothèques : Abstème et Bobance Éditeurs, Horacio Amigorena, Jacques Austerlitz, Caroline Baros pour la bibliothèque du Centre d’Anthropologie Religieuse Européenne, Evelyne Churchman pour la Commune d’Allègre-les-Fumades, Jean-Pierre Criqui, Georges Didi-Huberman, Georges-André Dubos pour les archives René Dubos, Ernesto Erostegui, Pierre-Antoine Fabre, Filigranes Éditions, Arik Hayut, Erika Hoffmann, Delphine Lacroix, Jacques Le Brun, Antoine Maisani, Marie-Laurence Marco pour La Maison Victor Hugo, Claire Paulhan, Christian Prigent.

[13« Talbot active un trompe-l’œil dans l’image grâce à une métalepse dans le texte qui ménage un passage entre livres fermés et livres ouverts. Figure qui désigne “ les processus hors-cadre”, la métalepse interpénètre la réalité et la fiction, en l’occurrence la réalité de l’image et la fiction du texte. Ce dernier enjoint à ouvrir des livres et l’auteur nous conduit à spéculer sur le contenu de sa bibliothèque, à produire notre fiction de lecture en recourant aux indices qu’il laisse au fil des pages de son ouvrage . »(p. 69)

[14C’est ce que rapporte le récit de Jules Champfleury, La Légende du daguerréotype, publié en 1863. Le complaisant citoyen qui se fait « portraiturer » par le daguerréotypeur de La Légende perdra son corps, volé par l’image. (p. 61)

[15Pierre Gagnaire, Un principe d’émotions, Conversations avec Catherine Flohic, éditions Argol, 2011.

[16A découvrir en page de présentation.

[17La collection "Correspondances", en coédition avec le musée d’Orsay, depuis 2005, atteste de cet intérêt jamais démenti, pour les oeuvres, dans leur dimension singulière.

[18On aurait pu risquer un développement sur la génialité de l’artiste, mais il aurait ici fallu les mots d’un Derrida dans l’hommage rendu à Hélène Cixous, lors de la remise des archives de celle-ci à la BNF, pour bien faire ressentir ce que peut vouloir précisément dire le mot. C’eût pu.

[19Emmanuel Giraud, L’Amer, éditions Argol, mars 2011.

[20Très faciles à faire : Saint-Jacques, pamplemousse et Campari. Crostini, foie de lapin et Fernet-Branca. Lapin, café et polenta noire. Ricotta de brebis et miel d’arbousier. Fraises, pamplemousse et thé Earl Grey. Crème, oeuf et cigare toscan. Ces recettes constituent une documentation sur la performance d’Emmanuel Giraud intitulée L’Amore dell’amaro. s’y ajoute : L’amer par Pierre Gagnaire.

[21Et d’ajouter, dans le registre scientifique : « Le physico-chimiste Hervé This, qui vitupère contre la pauvreté des conventions de notre langue - pourquoi se limiter aux quatre saveurs communément admises (sucré, salé, acide, amer), alors qu’il faudrait aussi tenir compte de la saveur réglissée, mentholée ou métallique -, souligne également que l’amertume n’est jamais monolithique, et que nous aurions besoin de nombreux descripteurs pour parler des amertumes, multiples, complexes ... »

[22Piotr Rawicz, Le Sang du ciel, Gallimard (collection NRF), 1961, p. 17.

[23Hélène Cixous, Piotr, all passion spent, in L’amour du loup et autres remords, Galilée, 2003, pp. 199-209.

[24Piotr Rawicz, Le sang du ciel, édition de Marc Cédat, 2ème édition, 2011.

[25Fabienne Raphoz, L’Aile bleue des contes, l’oiseau, éditions José Corti, novembre 2009. Un coup d’aile, ici.

[26Huit poèmes, et Pendant 1-62

[27Fabienne Raphoz, Jeux d’oiseaux dans un ciel vide — augures, aux éditions Héros-Limite, 2011.

[28Un avertissement Quelques précisions — peut-être, outre qu’il établit la partition entre Uccelli et Uccellini, précise le jeu offert par la taxonomie.
« La classification agit ici comme une anamnèse sans rédemption que le peu qu’on peut : dire. » [Caroline Sagot-Duvauroux, sitaudis.]