Et comme quoi mieux vaut…

lettre du 9 décembre 2007


« […] Et comme quoi mieux vaut tout compte fait peine perdue et toi tel que toujours.

Seul. »


Marie Depussé, Beckett corps à corps

« Les mots, le matériau du travail d’imaginer, sont nommés tard, au moment où l’on les perd, ce moment où, comme le dit Winnie dans Oh les beaux jours, les mots manquent. La fable n’est nommée telle qu’à la fin, au moment où l’on y renonce. C’est elle qui meurt. Le toi est « tel que toujours ». Le dernier mot, séparé des autres par un blanc, un silence souverain, est précédé de la formulation d’une préférence : « comme quoi mieux vaut », qu’on a tort d’oublier. C’est un choix, qui n’est pas la mort, mais ce qui s’interpose entre un sujet et la mort, sa signature. »

La signature ici est celle de Marie Depussé : ce paragraphe clôt Beckett corps à corps [1], dans la bien-nommée collection Lectures chez Hermann.

Elle indique en avant-propos :

« Mon travail est une suite de lectures attentives, sinon microscopiques, de textes de Beckett, regroupées selon des chemins qui donnent leurs noms aux chapitres. « Le parloir », « Chanter », « D’un asile l’autre », « L’amour de Proust », « Un texte si simple »... Les textes sont cités sur le chemin, sans ordre chronologique. Aux lecteurs d’aller voir dans Molloy, L’Innommable, ou Compagnie, comment c’est. »

Pour autant le livre ne s’adresse pas uniquement aux lecteurs de Beckett, dont il renouvelle effectivement l’approche, celle d’un vivant. Sa manière de se rendre attentif à l’oeuvre lui en ouvrira sans doute de nouveaux, pourvu qu’en soit épousés le mouvement et l’intention.

L’écriture alerte, la vive sensibilité de la romancière, de celle qui s’est adressée aussi bien à un public étudiant qu’à celui de La Borde (« fous certifiés ») ou de la prison, et qui à la première personne dialogue avec son lecteur, nous vaut de très beaux moments d’émotion parmi lesquels les remarques à propos du chant de Winnie « comme le merle, ou l’oiseau de l’aurore, sans souci de profit, ni pour soi, ni pour autrui. » Je n’hésite pas à dire que Marie Depussé a écrit ainsi, et que dans ce qui suit, le chant, lui aussi « doit venir du cœur » :

« Je songe à Macmann, dans Malone meurt, qui, chargé de biner un carré de pensées, le laboure pour retrouver la couleur de la terre. Proust et Beckett, chacun à leur façon, travaillent, comme Macmann le fou, à retrouver la couleur de la terre. »

Jean-Luc Nancy, A plus d’un titre ; Le plaisir au dessin

Un carré de pensées, le jeu de mots s’impose A plus d’un titre pour le portrait de Derrida par Adami [2] , que Jean-Luc Nancy donne à lire avec sa manière scrupuleuse, philologique : par exemple catégorie, tautégorie, allégorie avec pour fil conducteur celle de la caverne platonicienne et la mise en œuvre éblouissante de ce qu’il avait déjà donné par ailleurs chez le même éditeur, Galilée, Le regard du portrait ou encore Au fond des images [3], auquel il est possible d’emprunter les propos de l’auteur même :

« D’où l’image tire-t-elle la puissance que sa surface irradie ? D’un fond inimaginable : de ce fond d’absence à jamais retirée dont l’imago des morts romains formait la présence imposante et vénérable. Toujours, du fond des images, la mort nous dévisage ; la mort, c’est-à-dire notre immortalité. Cela nous dévisage, sans voir nul visage et, nous dévisageant, ouvre nos yeux sur ce que les images ne cessent d’imager, ou d’imaginer en un sens éblouissant : " ressemblance qui n’a rien à quoi ressembler " (Maurice Blanchot) - ou bien ressemblance du très distinctement et absolument dissemblable de tout. »

Le même Jean-Luc Nancy fait remarquer : « Savez-vous, dit-il, que jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, il n’était pas fautif d’écrire “dessin” “dessein”. Rien d’étonnant à cela, le dessin est une intention, il a l’intuition de montrer. A l’opposé d’une toile achevée, il laisse place à l’imaginaire de celui qui regarde. Tout pour plaire à l’ennemi des clôtures que je suis devenu… » (voir Le plaisir au dessin, exposition au Musée des Beaux-Arts de Lyon) [4]

Alors quel dessein, dans ce portrait daté du 27 janvier 2004, soit 257 jours avant la disparition du philosophe ? quid de la pipe, des plumes, des livres, de l’auréole ( ? ), du chat et surtout de la table qui défie les lois de la pesanteur ?

Une réponse peut-être dans l’étude : Ipso facto cogitans ac demens dans le collectif : Pour les temps à venir : Derrida, aux éditions Stock [5] , Jean-Luc Nancy montre que là où Foucault, parlant de la folie, restait posté sur la rive de la raison, Derrida court le risque et la chance d’affoler la raison plutôt que d’arraisonner la folie.

Lisez ceci : « L’amour fou est le propre du propre qui dit adieu à soi en soi et pour soi, au même en l’autre, à l’autre donc aussi en tant qu’un autre même. Derrida écrit qu’un “ je dois te porter ”, qu’il emprunte à Celan, “ l’emporte à jamais sur le “ je suis ”, sur le sum et sur le cogito ” car “ avant d’être moi, je porte l’autre ”. »

(Oui, ces derniers mots, dans Béliers, réflexions à partir des mots du poète : Die Welt ist fort, ich muss Dich tragen (le monde s’en est allé, il me faut te porter) [6] )

Julia Kristeva, Cet incroyable besoin de croire

Livre de pensée, aussi malgré un titre qui n’en donne pas vraiment la substance « Cet incroyable besoin de croire » de Julia Kristeva, aux éditions Bayard [7], pouvait être utilement approché grâce à l’émission Les Vivants et les Dieux animée par Michel Cazenave, le samedi 8/12/07 sur France-Culture.

Kristeva revient en tant que psychanalyste et en historienne de la pensée des Lumières sur une forme de butée de la pensée de Freud, davantage liée à son appréhension du « continent noir ». Elle le fait en agnostique sereine, mais non dépourvue d’une culture approfondie du domaine considéré (un Thérèse d’Avila en cours depuis plusieurs années) ; elle le fait également en penseur du politique invitant la pensée humaniste à réfléchir de conserve avec la fraction la plus éclairée, la plus ouverte des traditions religieuses dont elle est l’héritière. Il ne semble pas que les réflexions de Nancy ou de Derrida soient étrangères à ces nécessaires re-visitations ou déconstructions. La marque de Julia Kristeva s’exprime dans des termes comme génialité du féminin (cf. les essais consacrés à Colette, Mélanie Klein, Hannah Arendt) et un « retour à » l’heccéité de Duns Scot, à savoir prendre en compte « cet homme-là » qui importe, se montrant si singulier en sa créativité, plutôt qu’une communauté indifférenciée.

Cole Swensen, Si riche heure

Pour terminer, poésie qui pense, avec Si riche heure de Cole Swensen aux éditions Corti [8].

Poésie qui pense ? Un pléonasme sans doute pour Gabrielle Althen :« Je crois, non, je suis sûre, que le poème pense, du moins le véritable poème. Mais il ne le fait pas à la manière d’une chronique, d’un raisonnement technique ou mathématique. Il pense en superposant à la combinatoire des concepts et aux moyens de l’intelligence abstraite, ceux de la sensibilité, de la mémoire, du plaisir et du chant, de la culture, de l’émotion et sans doute de bien autre chose encore. Il parle donc plusieurs langages à la fois. Il en est même (précisément quand il est réussi !) la synthèse accomplie et, de ce fait, s’adresse à l’ensemble de la personne qui le reçoit. D’où l’étrange émotion qui en résulte. » (revue Autre Sud, sept. 2006, p. 26)

On l’éprouvera très certainement à la lecture de ce second recueil paru en France, à l’enseigne des Très riches heures du duc de Berry, le premier : Nefs, nous étant parvenu par les éditions Le petit matin. Cette universitaire américaine ne manque pas d’avoir été impressionnée par la fièvre d’idées philosophiques, culturelles et sociales qui affecta le tourmenté XV° siècle (guerres, épidémies) avec des changements considérables : perfectionnement des horloges, découverte de l’imprimerie, développement de la perspective.

Et elle conclut un de ses poèmes : Avril, au jardin :

« La beauté n’est pas moins improbable d’avoir été inventée. »

© Ronald Klapka _ 9 décembre 2007

[1Marie Depussé, Beckett corps à corps éditions Hermann, 2007.
Avec affection : Marie Depussé, le phrasé de la vie.

[2Jean-Luc Nancy, À plus d’un titre. Jacques Derrida, Sur un portrait de Valerio Adami, Galilée 2007.

[3Jean-Luc Nancy, Le regard du portrait, Galilée, 2000 ; Au fond des images, Galilée, 2003.

[4Le plaisir au dessin, Carte blanche à Jean-Luc Nancy, 12 octobre 2007 - 14 janvier 2008, Musée des Beaux-Arts de Lyon ; reprise du catalogue chez Galilée en 2009.

[5Pour les temps à venir : Derrida, sous la direction de René Major, éditions Stock, 2007.

[6Jacques Derrida, Béliers,
Dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le poème ; conférence à la mémoire de Hans-Georg Gadamer, 2003.

[7Julia Kristeva, Cet incroyable besoin de croire, éditions Bayard, 2007.

[8Cole Swensen, Si riche heure, traduit par Maïtreyi et Nicolas Pesquès aux éditions Corti, 2007 ; Cole Swensen est également la traductrice de Nicolas Pesquès, cf. Physis et Juliology.