La Poétesse

lettre du 28 février 2009


« Qu’y a-t-il maintenant hors de nous ? » — « Personne. » — « Qui est le prochain ? » —« Nous ici et nous là-bas. » —« Et qui est le plus vieux et le plus jeune ? » — « Nous. » — « Et qui doit être glorifié, qui vient vers nous, qui nous attend ? » — « Nous. » — « Et ce soleil, d’où tient-il sa lumière ? » — « De nous seuls. » — « Et le ciel, quel est-il ? » — « La solitude qui est en nous. » — « Et qui donc doit être aimé ? »

« C’est moi. » [1]


Le dernier homme tel qu’il se dit ici, plagie-t-il, par anticipation, ce que Liliane Giraudon appelle homobiographie ? Terme apparu comme titre d’un ouvrage chez Farrago, puis en sous-titre de Sker et du récent recueil La Poétesse publié aux éditions POL. Une mention transgénérique, à l’image des « Queer sonnets », pour signifier un questionnement de l’identité et l’écriture ainsi engendrée : Et les organes génitaux de la poésie, vous les avez vus, les organes génitaux de la poésie ? (p. 43)

Le dernier titre le dit d’emblée : La Poétesse, est-ce La Poète ? Celle dont il est question nominalement, répétitivement, tout au long de la première section, « avec des phrases trouvées partout », tandis qu’en exergue du livre, Hélène Bessette vient proclamer : « Tout le monde n’est pas poète ». Certes, mais la poésie, c’est tout un monde, telle qu’on le/la lit (cantilène) ici, et dans cette partie c’est plutôt joyeux :

Réussir contre le poème,
longtemps elle a cru qu’il
suffisait de le noyer. Poisson il
nage (chargé d’arêtes). Les
boutons sans la rose éclatent (ça
fait un bruit de pet) et dans leur
friture les rougets se retournent.

S’identifie-t-elle, dans la seconde section, à la plasticienne Kara Walker [2], pour qui, « le problème de la discrimination, de la vulnérabilité est présent sous toutes ses formes – raciales, sociales ou esthétiques, dans son œuvre comme dans la réalité » ? Vraisemblablement, pour ce qui dans cette œuvre trouble les canons de la réception habituelle de l’épopée négative de la noire question qui arrange vraisemblablement beaucoup de monde. Il en va ainsi, on peut trouver ça, dans bien des textes qui s’imaginent, pour d’apparentes excellentes raisons, être ainsi dans le sens de l’histoire (du bon côté du manche du l’en demain espéré), pour ce qui est de la langue et ce n’est pas le moindre des drames, avec, par exemple, l’exploitation du livre de Viktor Klemperer sur la langue du III° Reich, à propos duquel tout esprit simplement critique disparaît au profit de l’émotif à bon marché (cette dernière expression connotant Dietrich Bonhoeffer). Je me réfère ici à l’analyse en profondeur de Jean-Pierre Loeb, freudiennement dissonant [3]. Mais Liliane Giraudon d’en appeler à celui qu’elle aime depuis vingt ans :

Broderie sans aiguille ni coton
un Travail à la plume
Jack repasse lave repasse
un objet temporel Chemise
écoulement de la fonction narrative
il la pose dans chaque Phrase
dépose chaque jour

Discrimination, vulnérabilité, je reprends ces mots à une présentation du travail de Kara Walker (qui donc, n’est pas Joséphine Baker, c’est cuit) lors de l’exposition de son travail à Paris en 2007, pour évoquer la dernière section du livre de Liliane Giraudon, empruntée à des carnets vert, bleu, gris, fragments de journal où se mêlent à une puissante pénétrante réflexion sur vivre/écriredessiner, les événements de la vie qui amènent à « Parler avec son crabe », et à parler de « soi » à toutes les personnes ; par exemple :

Maintenant tu écris parce que tu as peur de tout ce que tu n’as pas su écrire, ce courage qui t’a manqué, cette soumission invisible.

Mais aussi « aujourd’hui on ne va pas à l’hôpital » ou « Retrouver Penthésilée » ou confié/e à (Une voix) :

Je suis ce que j’écris. Ce que j’écris est un autre. Prouve-moi que tu n’es pas ce que tu es, langue. Que je suis et que je est.

Ce dont il s’agit, étant d’ouvrir la voie au « nouveau livre », et dans la pensée que celui qui vous a jeté/e dans les livres, peut aussi être celui qui n’a jamais lu un (de vos) livre(s).

Formellement, pour ce qui est de la structure, celui-ci m’a fait songer au Sebald [4] de D’après nature (et donc à la forme retable, et la relecture incite à rabattre les panneaux latéraux sur le panneau central, des thèmes, des noms se recouvrent alors) et à la facture du seul livre traduit en français de la canadienne anglophone Anne Carson [5] : Glass, irony and God (Verre, ironie et Dieu), polyptyque où s’assemblent des écrits de formes diverses, conférant à la dimension autobiographique son inquiétante étrangeté.

Je note, pour les retables, la nécessité des charnières, dont La Poète, indique p. 42 :

Une version charnière rappelant
à tous que la ligne n’est pas une
ligne ni la forme une forme.
Qui critiquera les critiques ?
Pas nous. Ni la mort ni même
le temps. Entrant en méditation,
Magdalena de Fribourg le savait
bien avant nous. La Poète
vérifie : charnière n’est pas le
féminin de charnier.

Dire qu’elle le répète, p. 116, est sans doute une absurdité (chronologiquement parlant), mais significative est cette répétition, et peu anodin est l’ajout de la dernière phrase, très homobiographique : La Poète vérifie : charnière n’est pas le féminin de charnier.

J’ai été très sensible, qui ne le serait ? à l’évocation de la survenue d’un cancer et de son cortège de maltraitances – Liliane Giraudon en dit assez pour l’on perçoive ce qu’il en est – j’ai perçu aussi la souffrance du créateur d’aujourd’hui, poète en particulier, quant à la réception de son œuvre. Certes, relativement à la reconnaissance, un « mundillo » est présent, mais aussi légitime et important soit-il, peanuts assurément au regard de la donne du jour ! Et pas d’autre choix que de continuer… en dépit des inévitables mafias, qui n’ont d’ailleurs jamais au grand jamais le sentiment d’être telles : pas besoin de mots pour conspirer : le silence suffit. Et cela doit maintenant leur faire une belle jambe (sans attelle) aux Champroux, Bessette, Walser [7] et quelques autres. Puissent-ils désormais continuer à vivre en nous, homobiographiquement !

En effet, chez Liliane Giraudon, il ne s’agit en aucun cas de « name dropping », mais de lectures existentielles, je le sais pour quelques uns de ses chouchous, dont il m’a été donné pour des raisons que seule la vie connaît de rencontrer la vie et l’œuvre aussi faramineuses que désormais ignorées… et desquels elle parle, infalsifiablement. Lisez-la, vous saurez vite ! en tous cas mille reconnaissances à elle, à Eric Suchère (traducteur), au Bleu du ciel (l’éditeur) et à Nathalie Quintane (lectrice, préfacière) - et à bien d’autres très certainement - puisque c’est par elle, par eux que « C’est mon vocabulaire qui m’a fait ça » [8] m’est parvenu. Il faut très certainement lier le panneau central du triptyque à cet auteur à qui l’on a volé son vélo (Rimbaud) mais a, sur un air d’opérette, gagné au change d’honneur le doigt du même nom. Jack Spicer. Quel ange ! (le mien sourit).

Et Liliane est Liliane, oui. (La Poète, sans variantes).


Notes, liens, pour poursuivre…

[1] Le Dernier Homme, Maurice Blanchot, Gallimard, L’Imaginaire, pp. 112-113.

Sur l’apparition du mot, du concept d’homobiographie, une présentation sur le site du Centre d’Etudes Poétiques de l’ENS.

et pour les lecteurs du Nouveau Recueil, le numéro 69 (2003) qui comporte un entretien de Liliane Giraudon avec Anne Malaprade.

[2] Exposition Kara Walker

Le texte de la section Kara Walker n’est pas Joséphine Baker, en ligne (pdf) sur le site POL, avec dessins de Liliane Giraudon.

[3] La nuit juive de la langue allemande, à paraître aux éditions Apolis.

[4] D’après nature.

[5] recension Matricule des anges (Emmanuel Laugier)

[6] incroyable écho de Vérifie ta prose ! in Une odeur humaine, d’Esther Tellermann. Quant au gaz …lire aux pages 42 et /ou 115, pour un gaz toxique, spécialement incolore, à odeur forte : une odeur de prose. La prose qui est dans la bouche de tout le monde. A l’usage de tous.

[7] Inventaire/invention

[8] au Bleu du ciel

© Ronald Klapka _ 28 février 2009