Lydie Dattas/Jean Genet

texte du 25 juin 2006


Jouir et pleurer la mort qui guette, pour moi c’est la même chose. [...] J’ai eu cette chance d’aimer même les moments malheureux de ma vie, et de les bénir.
Jacques Derrida


La chaste vie de Jean Genet, oxymore ou pléonasme ? Lydie Dattas bien plus qu’une hagiographe.

Choc de lecture en 1991, une rempailleuse de chaises qui s’est adressée à Jean Grosjean publie Le Livre des Anges.

La revue L’Autre, publie quelques uns des poèmes, dont :

Précieux malheur

La beauté est la mort de tout ce qui est beau :
la mort est un secret qui n’est jamais trahi,
la mort est un amour qui n’a jamais douté.
Mon coeur est une neige où personne n’a marché,
la neige qui portait l’empreinte de ton âme.
Tes yeux se sont éteints miraculeusement,
la pensée de l’azur ne quitte plus mon coeur.
Qui aime la beauté ne verra pas les anges,
ces anges agenouillés sur le parvis de l’âme.
Les anges m’éclairaient le coeur avec leurs lys.
Le malheur m’a jetée entre les bras des anges.
Mon malheur radieux vaut plus que le bonheur,
il n’est d’autre bonheur que d’aimer son malheur.
Les anges jamais plus ne me laissent en repos,
Dieu veille dans la nuit sur mon précieux malheur.
J’ai chéri mon malheur jusqu’à en être aimée,
ce bonheur est si pur qu’il ne peut plus mourir.

Thérèse Martin agonisante reprenait la prière sacerdotale (Jean, 17) au féminin. Je fais de même, autorisé ou pas, avec le genre qui à la naissance m’a été attribué, pour ce poème qui est l’écriture quand elle se fait prière — pas la moindre once de confessionnalité, bien sûr, qui catastrophe ! détruirait tout autant l’écriture, et la prière - comment ne pas penser à la Campo du Diario Byzantino :

« Deux mondes — et moi je viens de l’autre. »

Occasion fut alors donnée de découvrir un texte publié vingt ans plus tôt La nuit spirituelle dont Le Matricule des Anges fut un des rares magazines à faire état de cet écrit de feu, digne d’une Angèle de Foligno :

« "Je suis un être inversé", affirme Lydie Dattas, tout au long des vingt-cinq pages de La Nuit spirituelle. Ou plus exactement, un être condamné à vivre l’envers de toute spiritualité, de toute connaissance. Mais Platon se retournant dans la caverne, vers la lumière des choses, la connaissance n’est-elle pas inversion ?
"J’écris d’un lieu désertique où la pensée n’a jamais soufflé, où elle ne soufflera jamais : faite pour la nuit, je ne découvrirai aucune étoile, aucun monde inconnu, je ne conquerrai aucun sommet, ne créerai aucun langage, car tout ce qui m’appartient est mort et mon royaume désert comme le plaisir n’est que néant."
Vingt-cinq pages d’un chant brûlant, d’une prose irradiante, pour clamer la faute de la chute originelle, faire corps avec elle : Lydie Dattas exalte la révélation de la culpabilité d’Eve, et à travers elle, de toutes les femmes, et du coup refuse de la refouler, de s’en libérer, dans un texte d’une puissance noire, lumineuse, un pur requiem. Une langue de la négation de la langue, c’est de cette beauté-là qu’il s’agit, parfois froide, implacable, "Je m’efforcerai de rendre la malédiction si profonde et si sombre qu’elle en soit belle", dans un phrasé ample, sans fioriture, à l’extrême limite du dépouillement, mais scandé, reprenant le motif tout au long du livre, pour lui donner force : la nuit et le néant ainsi accueillis deviennent la chair d’une parole. Ce qui est dit là, avec peu de moyens et dans une conviction, une simplicité désarmante, place cette poésie dans un souffle nouveau, une langue qui n’attire pas l’attention sur elle, mais qui rend lumineux ce qui l’entoure : le néant. »

A lire ces lignes de l’auteur de L’expérience de bonté, qui rencontra Genet et fut son amie dans les années 70, on mesurera une fidélité intacte :

À la fin de sa vie, le vieux vagabond était revenu huit fois à Alligny saluer secrètement le petit paysan dévoreur de livres qu’il avait été, enchaîné à la banalité de son village comme un saint au lieu de son ravissement. Combien lui avait-il fallu d’épreuves avant de devenir ce vieillard inconnu, acclamé par les battements d’ailes des papillons ! [...] Au coeur de son oeuvre blasphématoire, il avait caché - comme une fleur séchée dans le bréviaire d’un hérétique - cette déclaration d’homme du blâme : « Si vous saviez fouiller dans l’ordure, que j’accumule exprès pour mieux vous défier et vous bafouer, vous y trouveriez mon secret, qui est la bonté. » [215]

Il s’agit de la toute fin du livre.

Quant à la chasteté ? en voici la définition, que ne renierait pas Edith Stein : la philosophe avait reçu de son maître Husserl l’expression « la chasteté des choses », la carmélite priait ainsi : « J’ai toujours su que la bonté précédait l’intelligence. » :

« La chasteté est moins l’abstinence que la grâce de laisser tout ce qu’on touche d’une pureté de neige : la surnaturelle impossibilité de souiller la vie quoi qu’on fasse. »[110]

Le livre de Lydie Dattas pourra intriguer voire déplaire, Jean Genet étant dans certains cénacles accusé de toutes les turpitudes. Lydie Dattas évoque l’homme que toute jeune elle a rencontré. L’homme dont « l’enfant fut le père, » et les évocations de la toute enfance ne sont pas sans faire penser aux émois d’un Pierre Bergounioux - monde rural, découverte des livres - ou d’un Louis-Combet : une religion sensible au coeur.

Si l’expression Légende dorée est évoquée dans l’ouvrage, le bandeau rouge que Gallimard affiche :Histoire d’une âme est des plus ineptes. Comme s’il fallait un clin d’oeil du côté de la pieuserie inculte : on sait que Les Manuscrits autobiographiques de Thérèse Martin, ont été "rewrités" par Mère Agnès, sous ce titre qui ne rendait en rien justice à l’extraordinaire intelligence de la jeune normande, à sa nuit de la foi. [Un numéro de la revue d’ethnologie Terrain, a rendu compte, côté photographie d’une édifiante fabrique de l’image.

Il est à espérer que les jeunes lecteurs se précipiteront sur Miracle de la Rose, Notre-Dame des Fleurs ou Le Journal du voleur, pour y lire que la contre-théologie de Genet est tout entière dans son écriture, et qu’il a fallu à celui-ci davantage que « la souffrance et un bon dictionnaire ».

Il serait également dommage de ne voir dans La chaste vie de Jean Genet que de la "belle écriture", sans percevoir le projet qui la sous-tend :

« Je crois qu’on écrit d’abord pour s’aider soi-même, ensuite, dans le meilleur des cas, et si on en est capable, pour aider les autres. »

Cette citation de Genet, n’avait sans doute pas été donnée pour étayer mon propos :

« Je ne parle pas d’une beauté académique, mais de l’impalpable — innommable — joie des corps, des visages, des cris, des paroles qui cessent d’être mortes, je veux dire une joie sensuelle et si forte qu’elle veut chasser tout érotisme. » [196]

C’est cette beauté, pas une autre, qui illumine le livre de Lydie Dattas, et le subtil entrecroisement des formes narrative et réflexive, ouvre à une lecture des plus vivantes.

© Ronald Klapka _ 25 juin 2006