Une étrange beauté

20/05/2004 — Patrick Wateau, Bernard Noël, Christian Doumet, Anne Malaprade, Marc Blanchet


Pour introduire à la lecture (exigeante) de Patrick Wateau


Elle seule, la poésie, est par elle même la vie qui est la tension vive, et qui, par son tressaillement, nous fait connaître qu’elle sent notre présence.

Et, mieux que là, où trouve-ton le couple déchirure-arrachement ?

Patrick Wateau, minerve José Corti 1999, en lisant en écrivant

*

Viennent d’être publiés chez Corti (mai 2004) deux livres de Patrick Wateau :

1. Hécatonomie, après Docimasie
 :

Oublier tout, c’est autre.
Le non
pour attendre seulement.
Mémoire l’autre côté.

(quatrième de couverture)

2. Semen-contra
 :

La vie donne de bonne heure au corps une mort dont il se fait une habitude, et cela se supporte en imaginant la mort sur le modèle ancien. Dès lors, n’avoir plus besoin de penser l’abstraction comme syntaxe. Ne plus écrire pour la même raison ; ou simplement, ne rien écrire d’autre que ce que l’on meurt : en profondeur.

(quatrième de couverture)

dans la collection en lisant en écrivant (comme Bernard Noël ou l’expérience intérieure ou encore, Minerve)

Pour introduire à la lecture (exigeante) de Patrick Wateau, outre les indications du site Corti (dont compléments bibliographiques), quelques extraits de textes récents à son propos :

— Christian Doumet, pour l’étrange beauté, et la puissance métonymique
— Anne Malaprade, pour la « fonction césurante » de la poésie
— Marc Blanchet, pour son oreille

I. ÉTRANGE BEAUTÉ

 : non pas l’aplatissement de la langue [...] mais son trajet, au contraire, son mouvement, son creusement. J’en trouve l’expression, au détour de l’un des plus étonnants, des plus étranges livres de poésie parus ces derniers temps : Abruption de Patrick Wateau (Atelier La Feugraie, 2002)

Une condition mortelle, puis deux.
Les hommes passent de l’une à l’autre
et rincent plusieurs fois l’intérieur du caillou.
Plusieurs fois sa puissance de seuil.

Je ne sais, évidemment, ce que dit ici le poème. Et cette ignorance m’introduit d’emblée à son étrangeté. Mais le doublement de la condition mortelle, cette sorte de revanche du deux sur l’un de la mort, dit en deux mots, est déjà au moins un paysage métaphysique. Ce paysage ne serait rien sans son pendant du côté de la phusis. Car ce cosmos qu’on dit, qu’on constate si absent de notre poésie, le voici repris en main, ici, sous la forme d’un caillou. Avec l’humilité dont l’ont lesté un Ponge ou un Follain, bien sûr ; mais aussi avec sa puissance métonymique héritée de toute une histoire des cailloux, de Segalen à Caillois ou à Bonnefoy. Un caillou, cependant - et c’est là proprement sa beauté, qui ne se contente pas d’opposer aux hommes sa matière têtue, comme dit Bachelard ; un caillou qui posséderait un intérieur, et avec lequel les hommes entretiendraient une sorte de familiarité domestique, marquée ici par l’acte lui appliquer, si j’ose dire, un traitement de langue : c’est-à-dire à le creuser - qui est la méthode même familier et rituel de rincer. Étrange beauté, oui, qui consiste à reprendre le monde où l’histoire nous le donne, et à de l’étrangeté, et notre seule chance de l’élucider un peu.

Christian Doumet dans Écritures contemporaines n° 7, effractions de la poésie)

II. LE VERBE TRANCHANT

« Une hétérogénéité générique caractérise les ouvrages de Patrick Wateau : si la poésie versifiée est présente, elle n’exclut pas le fragment, le bloc de prose, le dialogue, le récit de rêve, l’aphorisme, la parabole ou encore l’essai. Cette diversité formelle est toujours complice d’un ton et d’une attaque singuliers : dans chaque texte, la langue s’affronte aux questions de la mort, de l’incarnation et du silence avec une élégance faite de justesse et de précision. Le plus doucement du monde : ce titre ne doit pas faire illusion, car l’émotion n’est jamais sentimentale, et la réflexion, quant à elle, recourt obstinément aux ressources du sensible ; la pensée se frotte aux sons/sens, à la couleur et aux matières, aux textures visibles et invisibles, à l’exigence, sensitive, du vivre. Les objets verbaux ainsi constitués tranchent (sur) la page : la matière-mots habille la virginité du papier selon un rituel exigeant, entre « apparitions et cachements » .
L’écriture, terrifiante, terrifie.
« Rompure » est l’autre nom de poésie. »

Anne Malaprade, dans Pluralités du poème pp 122-131(Prétexte éditeur)

III. APRES LA CHUTE

[...]
Cette poésie pose d’emblée le désir de s’incarner alors que la parole qui pourrait aider à cette incarnation n’est que miettes et lambeaux. Cette langue souvent aride s’articule comme une marionnette tentant de rassembler ses membres, ne sachant jamais si elle parviendra à son but. Le rythme donné aux vers, cet entrechoquement incessant crée une musicalité rare dans la poésie française qu’on peut rapprocher de certaines musiques contemporaines.
Des mélodies sourdent dans ces deux ouvrages (Rien simple ou pur, Les Douze Questions de mendicité , Éditions Unes) des chants que le langage dans son impossible réconciliation avec le monde tente d’atteindre. Ces qualités nous rendent précieux cet écrivain pour de prochains rendez-vous.

Marc Blanchet dans le Matricule des Anges n°22 de janvier-mars 1998

© Ronald Klapka _ 20 mai 2004