La pensée-poème de Roger Munier

texte du 29 août 2006


traducteur d’Angelus Silesius, de Heidegger, Roger Munier dessine dans un monde en désarroi une possible topologie de l’être


Et la parole n’est faite qu’apparemment de mots.

On se reportera avec profit au livre de Chantal Colomb [1] pour une exploration fine du concept et son démarquage par rapport à l’expression de Heidegger dont Roger Munier dit s’être imprégné — tout autant que des grands maîtres taoïstes.

Dans un entretien avec Michel Camus qui fut plus que son éditeur, Roger Munier répondait ainsi à son ami :

M.C. : Dans une humanité en proie aux ténèbres, à la violence, à la famine, à la souffrance, au désespoir et même, ici et là, à l’abattage le plus impitoyable, quel est le pouvoir ou quel est le sens de l’oeuvre poétique la plus profonde, quelle est sa fonction dans le sens où l’on dit que « la loi ne vaut qu’en fonction du bien commun » ?

R.M. : Essentielle, car à quoi vise, en son fond, toute écriture, sinon à faire entendre, en le répercutant comme un écho, l’appel auquel elle-même répondit. L’écriture qui n’est pas que son propre miroir narcissique, l’écriture qui est écoute transforme l’homme. Ce n’est pas une fonction qu’elle a, c’est ce qu’elle est, comme écriture. Le « plaisir du texte » est certes un bel ornement, mais qui ne peut suffire dans l’urgence présente. Même au sein de la seule « littérature » ; les grands mouvements ont toujours été le fait d’une écoute nouvelle, répondant elle-même à une attente diffuse. Depuis la Renaissance, l’histoire littéraire est une histoire spirituelle. A l’âge classique religieux ont succédé les Lumières, puis le Romantisme, surtout allemand, et
puissante déflagration. L’éveil de la modernité, à partir de Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud, ne s’est pas fait sans crises, toutes d’ordre intérieur. Le surréalisme fut bien autre chose qu’un mouvement esthétique, et plus encore le Grand Jeu de Daumal. Un questionnement traverse de part en part ce que nous appelons « littérature » , qui semble reprendre force aujourd’hui, une fois retombée la vague éphémère du formalisme, dont le seul effet positif à mes yeux fut d’opérer une décantation. L’écriture en ressort rendue à elle-même dans une nouvelle nudité. Parallèlement, jamais n’a été ressenti comme à présent le lancinant retrait des dieux. L’homme n’est plus qu’homme, dans sa grandeur, son abandon. Il faut se saisir de cet abandon dans une autre, radicale, mais fervente écoute. Je ne vois d’avenir que là, tous domaines confondus : religieux, littéraire, artistique - la nouvelle, l’improbable approche résultant de cette riche conjonction. Le voyage sera long, peut-être sans fin, dans ces terres inconnues. J’attends de la parole à venir qu’elle soit qu’elle soit d’abord, un viatique...

in revue L’Autre, n° 4, juin 1992

Roger Munier est l’auteur d’une oeuvre abondante, dont le site du Centre Régional des Lettres de Franche-Comté donne l’idée .

On y relève en particulier, la traduction des distiques d’Angelus Silesius aux éditions Arfuyen, ce qui corrobore la thèse de Chantal Colomb (cf. résumé note 1).

Mais cette « dimension d’inconnu » est inséparable chez Munier comme l’a bien relevé Christian Hubin (in le sens des perdants, pp. 134-139) de celle de l’écoute :

La pensée est d’abord écoute, ne veut que fixer une écoute. Dans son dire, dans ce qui n’est bien que son dire, le plus serré, le plus nu [...]. Je pousse [...] le dire de la pensée aussi loin que possible dans l’ordre de l’écoute, et jusqu’en des zones, il est vrai, proches de celles où gravite le poème, notamment quant au rythme. Car la pensée a son rythme, presque son chant, si elle est bien écoute.

Sans omettre :

Déranger la pensée. Non la pensée établie. La pensée. La saisir de vertige ... à quoi Hubin ajoute :
S’agirait-il moins de dire, parler, que de sauver – hâter le passage à quelle autre tonalité ? entre des silences, une respiration conjure le mystère en l’intensifiant. Une voix comme de note en note différée. Punctum contra punctum.

Aucune musique qui ne tremble. Dans l’assertion même, les mots vibrent d’un déni conjoint. C’est un bréviaire de la disparition ; un exercice de consonance.

Autre consonance ? la traduction et le commentaire de la huitième Elégie de Duino (1972, Nouveau Commerce puis reprise chez Fata Morgana) ; Chantal Colomb, déjà citée plus haut y consacre un long commentaire dans le numéro 895-896 de la revue Europe. Elle y établit les différences avec Rilke : alors que Munier depuis Seul, s’est fixé comme tâche de déchiffrer l’invisible dans le visible, Rilke aspirera dans les Sonnets à Orphée à un « invisible poème ».

Pierre Dubrunquez dans ce même numéro relève :

« Ecrire de telle manière qu’on ne puisse rien en dire — ni commenter. » sans doute Roger Munier invite-t-il là ses lecteurs à le suivre sur le dallage instable de son Opus incertum, dans une expérience pour eux semblable à la sienne. A le lire pour apaiser, assécher en soi le mauvais infini de la lecture, les mirages de l’interprétation compulsive, les spectres de l’informulé, pour retrouver l’évidence de l’ici-même, lisant ce livre comme le dernier et le seul possible, celui qui ne s’ajoute pas aux autres.

Quant à Sébastien Hoët, qui propose, La terre natale, pour une présentation de l’oeuvre de Roger Munier, il aborde la conclusion de son étude en ces termes :

On l’aura compris : l’oeuvre de Roger Munier est comme un ruisseau, un mince filet d’eau — une évidence : la chose est, le monde est sans moi — qui s’enfle en fleuve majestueux — un nouveau regard sur toute chose, même et surtout la plus anodine, une expérience mélancolique de retrouvailles avec la terre natale qui fleurit sous les pas du danseur, sous les pas des amants, une théologie humaine et sensible d’un grand réalisme, une nouvelle qualification de l’inspiration artistique, une réflexion d’une grande radicalité sur l’image objective [2] comme langage du monde.

© Ronald Klapka _ 29 août 2006

[1 aux éditions L’Harmattan ; résumé :
Roger Munier, traducteur et ami de Heidegger, est l’auteur d’une poésie méditative qui peut être considérée comme une " topologie de l’être " si l’on s’en réfère à l’aphorisme heideggerien de L’Expérience de la pensée. Mais, lecteur de Maître Eckhart et de Silesius, Roger Munier voit son écriture poétique comme le lieu d’une expérience qui n’est peut-être pas réductible à celle décrite par Heidegger dans Qu’est-ce que la métaphysique ? Est-ce bien l’être que cherche Roger Munier dans l’instant de l’expérience ? L’invisible que, depuis Le Seul (1970), il s’emploie à déceler au travers du monde visible oriente son œuvre vers une " dimension d’inconnu " que la phénoménologie ne peut suffire à décrire. En quête du Rien, l’œuvre de Roger Munier ne tend-elle pas depuis les années 1980 à devenir le lieu d’une réconciliation de la pensée, de la poésie et de la mystique qui déroge tant aux réserves émises par Husserl à l’égard de l’interprétation qu’à la distance prise par Heidegger à l’égard de la religion ?

[2Cf. cette contribution de Roger Munier sur l’image dans la revue Le Portique