Smith, mettons

texte du 28 février 2006 en cours de révision


Rares sont les livres d’avant 1928 qui soient une source continuelle du bonheur sui generis que la littérature, seule, peut susciter parce qu’elle abolit, aussi longtemps que dure la lecture, notre divorce intime. La preuve que réclame toute hypothèse sur l’ordre caché du monde, la confirmation de la justesse de la vision faulknérienne, elle est en nous. Elle consiste en ceci que, subitement, nous sommes délivrés de notre infirmité. Nous avons ce que la vie ne nous donne qu’alternativement. Nous tenons ensemble les termes opposés, mutuellement exclusifs dont aucun ne saurait, séparément, nous satisfaire et la douleur consubstantielle à notre condition, en s’abolissant, nous laisse à cette plénitude, à ce bonheur que l’art en général et la littérature en particulier peuvent nous prodiguer [1].


Aux éditions Argol, réédition de B-17 G, qui était devenu introuvable, avec une postface de Pierre Michon

Et voilà pourquoi ce petit livre est parfait ! je ne sache pas que Pierre Bergounioux soit jamais monté à bord d’une forteresse volante, ait eu à subir l’assaut meurtrier d’un avion de chasse !

Et cependant à la relecture (aux relectures), on endosse à nouveau la combinaison d’aviateur de Smith, mettons.

Tu es Pierre

Smith, mettons. Comme Ishmael, mettons, note l’autre Pierre (Michon), pour filer la métaphore baleinière, dans sa postface, qui relève comme détails possiblement signifiants le smith battant censément le fer quand il brûle... et Pierre, capitale du Dakota du Sud, Saint Paul (l’autre « colonne », au sanctoral, fête commune le 29 juin), étant celle du Minnesota [2]). Clins d’oeil lettrés, lestés toutefois de cette gravité :

L’auteur expédie son corps de dix huit ans à vingt mille pieds au-dessus de l’Allemagne, et le tue

tant il est vrai que Faulkner, « le père du texte », lui/leur a enseigné : « Kill your darlings ! »

Il s’agit donc de la guerre, de massacres, de vies saccagées, de gosses comme nous en avons été, du passage du poulailler volant des frères Wright à Shoo Shoo Baby et autre Butcher Shop, ( "nous" : pauvre nation piétonnière), de l’accélération de l’histoire (cf. la citation de Marc Bloch [3] en exergue), et de son "sens" , de la bascule que condense une image, tragédie dans la tragédie, de l’instant de la confrontation au destin, comme ces "Hommes de chair dans un trou de craie attendant non pas le Oui ou le Non, mais ce que nous serions dans l’instant qui les sépare." [4]

Mais une chose n’a pas besoin d’être à l’esprit pour le mouvoir.

Pour qui n’aurait pas la moindre idée du livre rappelons-en l’argument, avec les mots de Tiphaine Samoyault dans les Inrockuptibles :

Au départ du texte de Pierre Bergounioux, il y a une image et un constat.

— L’image est une photographie extraite [5] d’un film de combat et représente la destruction et le début de la désintégration d’un Boeing B-17, universellement connu sous l’appellation de "forteresse volante", touché par un obus allemand. "L’assaillant tire depuis qu’il filme ou filme, si l’on préfère, depuis qu’il a encadré la forteresse dans son collimateur et pressé la détente."

— Le constat précise que l’événement rappelé par l’image, l’aventure collective approchée dans les airs par des milliers d’hommes jeunes au cours de la Seconde Guerre mondiale, furent des récits qui n’ont jamais été écrits, "soit que l’auteur n’ait pas trouvé les mots, soit qu’il n’ait pas survécu à la chose".

Ce qui est ici le cas, voir ce final : [le chasseur] achève [le bombardier] avant de basculer à gauche. Il emporte l’image du B-17 qui commence sa plongée vers la terre ou se désintègre dans un énorme globe de feu, hors champ. Trophée d’un côté, "apothéose" de l’autre.

La leçon de Jean-Paul Goux [6] , selon laquelle tout le récit devait être construit en raison de sa fin, "que tout procède de ce qui précède" a été ici parfaitement entendue. L’image-récit disparaît, le récit terminé, chacun, auteur, lecteur renvoyé à son cinéma intérieur.

De ce mouvement, Bertrand Leclair note dans son article de la Quinzaine "la narration pulvérisée" :

Il y aurait beaucoup à dire sur la construction, le mouvement intrinsèquement littéraire de ce récit partant du plus général pour rejoindre in extremis ce qui reste de singulier quand l’Histoire s’affole et arrache les hommes à leur géographie réelle aussi bien que mentale, la façon aussi dont il atteint le tragique après avoir traversé la technique.

et d’ajouter :

Il y a surtout à le donner à lire, [7] et qu’il n’est pas si fréquent de voir un événement accéder enfin, cinquante après, à la vérité qui le hantait.

Sur ce point, Pierre Michon donne une très belle interprétation de ce qu’auraient pu être les ultimes pensées d’un smith, à cette heure de vérité. On vous laisse le soin de la rechercher ... [8]

Ce qui nous intrigue, le donner à lire

Ce qui pique notre curiosité, ce qui nous fait récit, est très certainement ici donné : à la fois hommage rendu, sépulture de mots, monument, mémorial, et aussi reviviscence d’une action, passage de témoin (en 1965 les acteurs de ce temps épique sont les hommes faits). Mais à lire, qu’est-ce à dire ? Il y a bien sûr une narration, mais comme le dit Jean-Claude Pinson dans sa contribution à Compagnies de Pierre Bergounioux, on est cent coudées (c’est le moins qu’on puisse dire, s’agissant aussi d’une bataille aérienne) au-dessus du roman petit-bourgeois (qualification ici purement éditoriale), pour au moins deux raisons essentielles, l’éthique qui sous-tend et le propos et l’écriture d’une part, l’art de la phrase - à la fois reconnaissable et inimitable, car appartenant en propre à l’auteur, à son tréfonds : à cet égard, lire le Bois du Chapitre (éds Théodore Balmoral) et entendre le propos de François Bon, en ce qui concerne Carnet de notes : « Il n’y a de réalité qu’ainsi construite, et c’est la nôtre qui s’augmente. »

© Ronald Klapka _ 28 février 2006

[1Pierre Bergounioux, La Cécité d’Homère, éds Circé 1995, pp. 70-71 ; on trouve juste un peu plus haut :

On ne saurait parler de la contribution de Faulkner à la réappropriation de la situation par la représentation sans évoquer la joie très particulière en quoi consiste le plaisir esthétique. Kant, dans sa Critique de la faculté de juger, le définit déjà comme résultant du jeu combiné de deux facultés irréductibles : l’entendement et la sensibilité. Autrement dit, comme l’abolition du dénivelé que notre dualité a mis au coeur de notre être. L’esthétique kantienne rend parfaitement compte de ce qui arrive, se passe, en nous, de très singulier lorsque nous avons un livre de Faulkner entre les mains.

L’auteur de Jusqu’à Faulkner, éds Gallimard, L’Un et L’Autre, n’est pas loin ...

[2Cf. p. 77, Smith, à qui il ne reste guère de temps et qui l’ignore, songe qu’il s’efforcera, décidément, quand tout sera fini, de mettre au net ce qui se passe, d’extorquer leur nom aux prodiges qui l’ont transporté de des rues enfantines, paisibles, de Saint Paul (Dakota), par exemple, dans l’éther incroyablement hostile, à la verticale de Hamm et de Bielefeld

[3Un trait, entre tous décisif, oppose la civilisation contemporaine à celles qui l’ont précédée : la vitesse. La métamorphose s’est produite en l’espace d’une génération.

[4Et dont Du Bouchet rendait compte ainsi : "ce n’est pas le temps que j’ai découvert, constate Henri Maldiney, c’est le rien" le vide du temps impliqué dans la vie... ou plutôt : que la plénitude du temps impliqué dans la tension de l’existence devient brusquement néant dans la temporalité du temps expliqué, universel". Cf. ce texte dans lequel il évoque Maldiney à propos d’une de ses très rares proses autobiographiques : In media vita.

[5Dont il nous est précisé qu’elle occupa un jour de 1965, l’écran de télévision d’un salon-salle à manger d’époque.

[6La fabrique du continu, Le Temps de commencer, La Voix sans repos

[7Cf. en exergue, Merleau-Ponty : Toute action, tout amour est hanté par l’attente d’un récit qui les changerait en leur vérité, du moment où enfin on saurait ce qu’il en a été.

[8Nous lui sommes reconnaissants de rappeler que Crazy Horse est d’abord le nom d’un grand chef sioux, tandis le Mount Rushmore est bien dans le South Dakota