Récit(s) d’un regard : la poétique de Jacques Ancet

30/08/07 — Jacques Ancet, Alexandre Hollan, Henri Meschonnic, Bernard Noël


A partir de Image et récit de l’arbre et des saisons (André Dimanche, 2002)


Alexandre Hollan, dont Yves Bonnefoy a naguère décrit/raconté La journée [1], indique à la suite du carnet de dessins et de notes confié à la revue Conférence (numéro 4, printemps 1997) :

« L’art n’est que l’expression de la vie intérieure.
Tout commence dans l’invisible. Cette vie, vraie se rend visible, pour permettre à ceux qui le veulent et qui en sont capables de voir. Voir prend corps dans la peinture pour retourner à cette origine. Le chemin traverse des états. Tous les états produisent des images. Connaître les états, c’est la seule manière de les traverser : voir à travers les images.
Pour cela une sorte de méditation, un retour quotidien à la solitude, au silence sont nécessaires. Ce retour donne l’attention qu’il faut pour voir. Sans attention, je ne vois pas, je suis dans le chaos.

Voir est important.
Le motif est important.
L’impression est importante.
L’activité du dessin et de la peinture sont indispensables. »

L’on ne s’étonnera pas de trouver comme première citation en exergue de Image et récit de l’arbre et des saisons, celle du peintre :L’arbre est invisible

Or, que nous dit la quatrième de couverture rédigée visiblement par le poète ?

« Sur la fenêtre, l’arbre et le monde sont une seule image, instantanée, débordant de son explosion fixe la lenteur de toute écriture. Que peut alors l’homme qui chaque jour vient s’asseoir devant elle, sinon faire le récit de son regard appliqué à suivre patiemment l’infini réseau des branches, les variations de la lumière, des jours, des nuits et des saisons, en quête d’une improbable coïncidence ? Ce qui jusque-là, dans tout roman, toute narration, n’était que l’arrière-plan ou, tout au plus, le témoin muet de nos vicissitudes et de nos drames en est soudain devenu le centre, rejetant le monde des hommes, les âges de la vie, dans les marges de son irrésistible prolifération. Non plus décor mais personnage à part entière, l’arbre est donc le sujet de ce livre traversé par ailleurs par une interrogation sous-jacente mais obsédante : que peut encore, face aux arts visuels traditionnels - peinture, photo, cinéma - mais aussi face à ceux qui triomphent aujourd’hui - vidéo, imagerie virtuelle -, cet exercice silencieux, solitaire, imperceptible, qu’on appelle littérature ? »

La rencontre entre le poète et le peintre, entre les deux artistes, est, on le sait, plus explicite encore dans le recueil Un morceau de lumière (éditions Voix d’encre, 2005). Qu’on lise par exemple ce vis-à-vis :

« j’écris des dates

le temps les traverse

ne laisse qu’un peu de poudre humide

parfois les feuilles remuent

le ciel n’est pas le ciel

le jour est un reste de regard »

5-7 novembre 2001

Image et récit de l’arbre et des saisons, se voit attribuer le genre chronique : ce sont 112 pages de prose, plus précisément d’écriture poétique, selon le terme qu’affectionne Jacques Ancet (ne dit-il pas de Faulkner qu’il est un grand poète en romans ?), une véritable composition (au sens tant pictural : on pourrait songer à Poussin, que musical : pourquoi pas Vivaldi) avec ses quatre parties (temps/tableaux), un bref prologue et un tout aussi bref épilogue comme une vaste inclusion du "sujet" au sens où l’entend le poète, c’est à dire selon la leçon d’Henri Meschonnic :

Je me sens effectivement proche de Meschonnic, quand il cherche à penser dans le langage le continu du biologique, de l’éthique, de l’historique, du social, du politique et du poétique, contre le discontinu des dualismes qui nous parasitent (prose/poésie, fond/forme, langage/vie, esprit/corps, etc.). Ce qui porte et fait ce continu, c’est ce qu’il appelle le sujet du poème. Lequel est bien différent du sujet psychologique ou philosophique conscient, possesseur de son savoir et de lui-même auquel tout le monde habituellement le réduit. Il serait plutôt la précipitation et l’unification fugace, imprévisible, improgrammable, dans le présent de l’écriture, de toutes les dimensions que je viens de citer et qu’il faudrait tenter de penser comme indissociables. [2]

Le lecteur qui m’aura suivi jusqu’ici est presque prêt à entrer dans la lecture de la chronique de Jacques Ancet. Faut-il encore préciser que celui-ci est aussi un grand traducteur, hispaniste, que nous lui devons de connaître José Angel Valente, Villaurruttia, Cenuda, Gomez de la Serna, j’en oublie, d’avoir fait "revenir vers nous" Jean de la Croix, qu’il compare souvent à Rimbaud, que Jacques Ancet est aussi un passeur généreux [3], il n’est que de lire son blog Lumière des jours, les propos qu’il tient sur son ami James Sacré ou sur le peintre Jean Murat.

Sachez aussi que les "chapelles" ne sont pas son fort :

Alors, oui, au « chercher des langues » de Christian Prigent, oui à « la poésie après la poésie » de J-M. Gleize, à condition qu’il n’y ait là rien de programmatique. La poésie a toujours été après : après les formes et les idées toutes faites. Unanumo écrivait qu’elle n’était pas de l’ordre du précepte mais du postcepte. Quant à Ryokan, l’un des maîtres du haïku, il affirmait déjà au XVIIIème siècle : « Mes poèmes ne sont pas des poèmes. Quand vous aurez compris que mes poèmes ne sont pas des poèmes, alors nous pourrons parler de poésie ».

Allons pour le postcepte ! Celui auquel conclut la chronique :

« Voir l’image est une tâche infinie. C’est pourquoi il [4] n’a cessé de s’y enfoncer, traçant des chemins, ouvrant des pistes qu’il perdait tout aussitôt, pour n’atteindre finalement que le vide de sa propre vision -cet espace (intérieur ? extérieur ?) déployé entre lui et les choses où chaque fois vient s’engendre et sombrer le récit. »

Pour parvenir à cette conclusion si limpide, Jacques Ancet nous aura donné un de ses livres [5] les plus aboutis dans lequel se révèlent en acte(s ?) sa poétique et son interrogation sur ce que peut encore aujourd’hui la littérature. Comme cet homme face à sa fenêtre, face à l’immense poirier, la montagne, le pré, en qui passent la vision d’un malade seul regardant tomber le soir, celle d’un couple enlacé dans l’une des chambres de l’étage [6], ou celle d’un homme écrivant dans une pièce encombrée de livres, le lecteur ressentira que « la poésie n’est pas de l’ordre de la "langue" mais du "discours", C’est-à-dire d’une parole singulière incarnée et située, comme toute vraie parole ».

© Ronald Klapka _ 30 août 2007

[1La journée d’Alexandre Hollan, éditions Le Temps qu’il fait
La galerie de la Rue Vieille du Temple, à Paris, expose régulièrement Alexandre Hollan.
De quoi conduire aux « extases matérielles »

[2Pour compléter, cet extrait de la discussion de Jacques Ancet avec Serge Martin, revue Prétexte, Ultimum, Eté-automne 1999

Ce « sujet-non-sujet » est pour chacun (écrivain, lecteur) l’éveil en lui d’une dimension inconnue - un autre (Rimbaud : « Je est un autre ») - qui n’existe que virtuellement et ne peut s’actualiser que dans le travail de l’écriture. Le rythme est la configuration - la trace - dans le texte de ce passage : l’organisation subjective du discours.
Il y aurait donc, pour moi, liée à l’émergence de cette altérité, une force, une intensité de nature foncièrement « poétique » que je vois à l’oeuvre dans toute écriture littéraire quelle qu’elle soit (du roman au poème en passant par le théâtre, l’essai et même le traité philosophique). Ce que j’entends ici par « poétique », est un mode d’écriture relevant non pas du dire mais du faire, non pas de l’ordre du sens mais de l’action. Cela, parce qu’il est le maximum de corps que puisse porter le langage. Ce n’est donc ni par hasard ni par métaphore qu’on affirme communément être touché par un texte ou par la voix d’un écrivain. Voix silencieuse, bien sûr, distincte de sa voix physique, mais tout aussi présente à l’intérieur du texte comme une gestuelle singulière - une « danse », disait Mallarmé.
Faulkner, qui est un immense poète (en romans, non en poèmes) écrit qu’il s’agit de descendre vers « ce fond où les mots sont des actions ». C’est-à-dire d’atteindre cette écriture corporalisée qui est précisément ce que j’appelle « écriture poétique ».

[3L’essayiste qu’il est aussi nous donné un Bernard Noël ou l’éclaircie, éditions Opales, 2002 ; ce livre emprunte son titre à une citation de Onze romans d’oeil :
« Quand la lumière suinte d’une pierre, à l’automne, ou quand l’amour enlève sa robe, qu’est-ce qui vous émeut dans l’apparition ? À cet instant votre relation avec le corps ou la pierre forme une éclaircie, et en elle vous êtes comblé sans rien posséder. Cette éclaircie contient l’immuable, et cependant rien n’est plus passager qu’elle ».

[4Le regardeur, l’écrivain

[5Pour [la bibliographie, voir par exemple cette page du site de Jean-Michel Maulpoix, et pour découvrir le visage et quelques textes, Esprits nomades, celui de Gil Pressnitzer

[6Je ne puis m’empêcher d’évoquer à propos de l’alternance de description et de récit (en italiques) ce passage, emblématique de la manière de Jacques Ancet :

« La chaleur est dans la chambre et seule l’eau du miroir où se reflète un coin de lit et de mur échappe à sa rougeur fauve. Une sorte d’éblouissement silencieux, malgré la pénombre, enveloppe les choses, créant un espace presque tactile, une peau luisante qui ne demanderait qu’à être caressée. Comme si les deux corps s’étaient dilatés au point d’emplir - de sécréter même - le lieu de leur présence. Et pourtant, dans la plénitude de son silence, la chambre est vide. Aucun geste, aucun souffle ne trouble la fixité lourde de chaque objet. La porte de l’armoire et son bois sombre, le cadre ouvragé du miroir, l’ovale d’une tache de soleil au pied du lit, le désordre des draps, la blancheur mauve du mur nu semblent attendre, dans le vertige de leur immobilité, le retour des deux corps qui leur donne ce sens à partir duquel ils s’ordonnent » (pp. 60-61)