Maria Zambrano, la parole délivrée du langage

21/02/03 —Maria Zambrano, José Angel Valente, Jacques Ancet, Jean de la Croix
EN COURS DE REVISION


La poésie naît, comme la connaissance, de l’étonnement, pas de la violence. Ceux qui se sont étonnés des choses, des « apparences », et ont refusé de s’en détacher pour partir à la recherche de l’être caché ont été des poètes. Mais il faut dire qu’eux non plus ne se sont pas contentés des apparences, parce qu’en réalité ce qu’une certaine philosophie appelle dédaigneusement « apparences » n’existe pas. Personne ne voit ni n’aime des apparences, et s’il est parfois nécessaire de le dire devant ceux qui les dédaignent, c’est pour cela précisément : parce qu’ils les dédaignent ; mais en toute rigueur, ce qu’il faudrait dire, c’est qu’il n’y en a pas. Pas plus que n’existe la matière à l’état « pur » ou la « chair » ; tout ce qui vit accroché à elles est aussi accroché à quelque chose de plus que ce qu’ont voulu désigner ceux qui les ont abandonnées. Il s’agit uniquement d’approfondir par une voie différente, ou, si l’on veut, d’approfondir sans renoncer à rien.
Maria Zambrano [1]


Avec la publication d’Apophtegmes, les éditions José Corti, prennent - en France - le relais des éditions de l’Eclat pour les textes philosophiques, et des éditions Des Femmes pour les recueils plus autobiographiques, pour porter à la connaissance d’un plus large public l’œuvre étonnante de Maria Zambrano (1904-1991), philosophe, écrivain, poète peut-on assurément dire, à la destinée très particulière un poème de Lezama Lima lui prête une sorte d’ubiquité- à l’écriture brillante qui lui a valu en 1988 le prix Cervantès de littérature, après que José Angel Valente eut beaucoup oeuvré à sa reconnaissance, une fois qu’elle fut rentrée en Espagne (cf Ce qui arriva à Maria Zambrano, revue Conférence).

Les aphorismes proposés au lecteur résultent d’un choix dans l’œuvre par Gonzalo Florés et non d’un projet délibéré. Toutefois la forme de pensée et d’écriture de Maria Zambrano (élève d’Ortega y Gasset, amie de Machado) s’y prête particulièrement, et pourra nous inviter, à l’instar de son ami Edison Simons à « léviter » :

« Il est rare de rencontrer en cette vie un guide spirituel, tel que le fut Miguel de Molinos pour Christine de Suède.
Mon seul maître en philosophie fut Jean Beaufret, et Maria Zambrano fut mon seul guide spirituel.
Avec un maître la relation est plus facile : tout survient à la lumière de la raison.
La relation avec le guide spirituel est la lévitation en compagnie, pour éviter les faux pas. »

L’édition établie par Gonzalo Flores n’est pas répartie en chapitres ni en thèmes, néanmoins la structuration est sous-jacente et organise un parcours de lecture tel qu’approcher ce que Maria Zambrano appelle « raison poétique » soit perceptible et constitue un lien précieux voire un maillon indispensable pour aborder les livres qui ont précédé (je pense surtout à de l’Aurore , ce livre proprement inouï), mais aussi Clairières du Bois, Sentiers, Délire et Destin et ceux qui nous sont annoncés chez Corti : Les rêves et le Temps, Poésie et philosophie (traduction Jacques Ancet).

Tandis que paraissent les premiers tomes de Dernier royaume, il est tentant de relever cet aphorisme :

« Quelques poètes lucides (...) ont su que la nostalgie qui les dévore non seulement se rapportait à l’enfance, mais à un temps antérieur à tout temps déterminable. Et ils savent que leur passion de la parole a pour but de lui rendre son innocence perdue grâce à laquelle la leur serait retrouvée ; en vérité atteinte. » (127)

ce qui nous permet de nous rapporter à celui-ci :

« La prouesse de la philosophie grecque fut de découvrir et de présenter comme sien cet abîme de l’être situé au-delà de tout être possible, ce qui est la plus poétique des réalités, la source de toute poésie. » (19)

et dans celui-là, repérer une manière d’être :

« Si nous comparons les techniques d’annulation des puissances psychiques qu’expose Saint Jean dans l’ascension au Mont Carmel, à la réduction des passions que déclare Spinoza dans le livre IV de son Ethique, nous verrons le même processus et le même dessein : convertir l’âme en cristal de roche. »

(Jean de la Croix sera de plus en plus présent dans l’œuvre de Maria Zambrano : cf la finale du discours de réception du prix Cervantès, ou encore dans Sentiers : De la nuit obscure à la plus claire mystique).

Nous ne pouvons que souhaiter au lecteur que ces apophtegmes auront saisi, emporté, de rejoindre les bienaventurados évoqués à la fin de la conférence de Massimo Cacciari :

« Ceux-ci ne sont pas les « bienheureux » ascètes de l’extase ; ils ne sont pas étrangers aux passions de l’âme, ils n’oublient pas la nécessité de l’agir. Simplement, ils sentent avec une force originelle ces passions, ils agissent véritablement par nécessité, ils correspondent immédiatement à la « voz abismatica » qui les réclame. »

Pour en donner image, c’est avec ces réflexions de la philosophe sur la Tempesta de Giorgione (p129) que nous conclurons :

« La Tempête de Giorgione est, simplement, la nature qui se laisse voir sans que cela lui importe, comme il n’importe pas à l’étoile que quelqu’un la regarde, tout comme il n’importe pas au fleuve, à l’eau, au feu, si quelqu’un va se brûler ou s’approche, peu importe. Tout cela paraît d’une grande sérénité et, en même temps, d’une immense indifférence.

L’énigme principale du tableau (La Tempête de Giorgione) est la suivante : un événement qui ne survient ou ne menace pas, un feu qui ne dévore pas, une pluie qui ne mouille pas, un éclair qui ne va pas tomber et, s’il tombe, c’est comme s’il ne tombait pas. » (129)

© Ronald Klapka _ 21 février 2003

[1Maria Zambrano, in Sentiers, aux éditions des femmes, 1992, traduction Nelly Lhermillier, Saint Jean de la Croix (De « La Nuit obscure » à la plus claire mystique), p. 233, texte paru dans la revue Sur, à Buenos Aires, en 1939.
Dans la belle comparaison qu’elle effectue entre Spinoza et Jean de la Croix, Maria Zambrano déploie avec ampleur ce qu’elle entend par la razón poética.