José Ángel Valente, Le chant de l’impossible chant

Texte du août 2002 en cours de révision


A l’occasion de la parution de Fragments d’un livre futur chez Corti)


« L’essence ultime du chant est, d’une certaine manière, l’impossibilité du chant. Une très vieille tradition poétique va dans ce sens. Le chant de l’impossible chant est le thème du psaume 136 (Super flumina Babylonis) : « Comment chanter en terre étrangère les cantiques de Yahvé ? ». Et, justement, le cantique jaillit super flumina de l’impossibilité même du cantique.

Parole poétique : parole qui fait exister l’indicible en tant que tel. Montrer l’existence de l’indicible est la fonction majeure de cette parole qui installe le langage dans une tension maximum entre dire et se taire. La parole dit ainsi ce qu’elle dit, en même temps qu’elle dit ce qu’elle tait. »

Cet extrait d’un des essais du recueil La pierre et le centre (José Corti, 1991) : Jean de la Croix, le pauvre du hors sens, formule ainsi une des caractéristiques majeures de la poétique de José Ángel Valente.

On la reconnaîtra dans ce poème retenu par l’éditeur pour la quatrième de couverture de Fragments d’un livre futur qui paraissent aujourd’hui chez José Corti dans la collection Ibériques :

Tu dors englouti dans ta nuit. Tu es en paix. Moi je griffe les murs glacés de ton absence, les murs non fissurés par le temps qui ne peut durer sous tes paupières. Toi la cendre. Moi le sang. Feuille légère, ta voix. Pétrifié ce chant. Toi tu n’es même plus toi. Moi, ton vide. Moi, mémoire de toi, léger, lointain, qui ne pourras plus jamais te souvenir de moi.

(In pace)

Entrepris il y a une dizaine d’années, ce journal-poème est présenté avec beaucoup d’émotion par Jacques Ancet , le traducteur et l’ami : « Voilà vingt-sept ans que je mets mes mots dans les tiens et voilà que pour la première fois tu ne sais me répondre que par ce silence sur lequel ta bouche ne peut même plus se refermer ».

D’une écriture en éclats, qui dit à la fois le délitement et la vivacité, il souligne ce trait : « Comme si disparaître, c’était en même temps charger le vide triomphant de la claire imminence d’une possible présence ».

Il faut y insister, en contrepoint de la poétique de la dissolution et de la mort, ne cesse de se dessiner une poétique de l’imminence et de l’origine perpétuelle. (Et que l’on retrouvera tant dans les essais, que les autres recueils de Valente).

Parmi ces poèmes très beaux, très purs, des morts « plus présents que tant de vivants » : Hölderlin, Celan, Cernuda et en particulier la figure tutélaire de Giordano Bruno, ne cessant de brûler lumineux sur tant d’ombres (cf. dans Variations sur l’oiseau et le filet la référence aux Pages brûlées d’Edmond Jabès, ou la finale de Mandorle : « ... tout ce qui existe dans cette heure/d’un éclat absolu/s’embrase, brûle/avec toi..., dans la bouche incendiée de la nuit », ou encore le HET des Leçons de ténèbres :

Laisse venir à toi ce qui n’a pas de nom : ce qui est racine et n’a pas atteint l’air : le flux de l’obscur qui monte en houles : le vagissement brutal de ce qui gît et s’acharne vers le haut : où à son tour il sera dissous dans l’ultime forme des formes : racine inverse : la flamme).

Les recueils d’essais publiés dans la collection « en lisant en écrivant » soulignent à l’envi que pour Valente expérience mystique, expérience érotique et expérience poétique n’en sont au fond qu’une seule.

Pour s’en convaincre, deux éditions de poche (Poésie /Gallimard) : Trois leçons de ténèbres, suivi de Mandorle et de l’Eclat - avec une substantielle préface de Jacques Ancet - et Nuit obscure, Cantique spirituel nouvelle traduction de Jacques Ancet préfacée par Valente.

Du premier, Jacques Ancet indique bien le mouvement d’une écriture poétique vers la radicalité corps de langage et langage du corps devenant espace de manifestation que rien ne précède et où tout peut advenir. Du second, à propos de Jean de la Croix, il est souligné que l’expression du mystique et celle du poète naissent du même type d’immersion profonde dans ce que Baruzi a appelé « expérience abyssale » . Chez Valente celle-ci selon les termes de Jacques Ancet est aussi « rentrée en matière » :

Comme l’obscur poisson du fond
tourne dans le limon humide et sans forme,
descends
vers ce qui jamais ne dort immergé
comme l’obscur poisson du fond.
      Viens
au souffle.

Material memoria

La voie d’accès à l’origine est également spécifiée par la mandorle « amande mystique » (au coeur de laquelle la statuaire chrétienne place le Christ en gloire, et Celan "das Nichts") ici assimilée à la femme aimée et plus précisément au sexe féminin, ce Graal :

Respiration obscure de la vulve.

Palpitante y palpitait le poisson du limon
Et moi je palpitais en toi.
      Tu m’inspiras
dans le plein de ton vide,
je palpitais en toi et en toi palpitaient
la vulve, le verbe, le vertige et le centre

Respiración oscura de la vulva.

En su latir latía el pez del légamo
y yo latía en ti.
      Me respiraste
en tu vacío lleno
y yo latía en ti y en ti latían
la vulva, el verbo, el vértigo y el centro.

De fait, la réflexion sur le langage (le verbe) parcourt toute l’oeuvre de Valente. La revue Scherzo (n°6, janvier 1999) qui a donné (tout comme la revue Parterre verbal) un ensemble d’études (dont une remarquable de Cédric Demangeot) permet d’aborder la question de la connaissance poétique de façon directe grâce à un entretien (citons au passage la revue Europe de mars 2002 (L’ardeur du poème) qui livre l’un des ultimes entretiens du poète) et un essai Connaissance et communication (1957) .

Il est impossible de terminer cette chronique sans citer les découvreurs de Valente : Jean-Pierre Sintive et les éditions Unes (parmi les dernières publications sur Valente : Lecture à Tenerife, suivi de Notes d’un simulateur) et bien entendu Jacques Ancet à qui ces notes empruntent largement et à qui l’on est redevable de tant d’autres découvertes d’auteurs de langue espagnole (Cernuda, Villauruttia), et dont la réflexion sur la traduction (cf Du cou à la gorge in Scherzo, ou la préface des Chants de l’âme et de l’époux, l’entretien donné à la revue Prétexte) permet d’entrer dans l’intelligence du texte.

Il est d’ailleurs à noter que si les poèmes de Valente ne vous laissent pas indemnes par leur force et leur profondeur, le décapage et la percussion intérieure qu’ils opèrent, les essais réalisent le miracle de vous rendre intelligent de traditions, d’époques et de pensées qui pourraient paraître bien éloignées de notre sensibilité - je pense à Molinos par exemple.

© Ronald Klapka _ 3 août 2002