L’or du texte

lettre du 10 mai 2009


If thou must love me, let it be for nought
Except fore love’sake only.
[…]
But love me for love’sake, that evermore
Thou may’st love on through love’s eternity.


« Les Onze est le plus beau tableau de la terre, voilà ce que dit le texte. C’est pourquoi je ne saurais le décrire. » [Pierre Michon à Oriane Jeancourt Galignani]

« Les lettres, Monsieur. Car on était dans l’époque où la croyance littéraire commençait à évincer l’autre croyance, la grande et vieille, à la reléguer dans son petit moment historique et son petit espace, le règne de Tibère, les oliveraies du Jourdain, et à prétendre que c’était dans son espace à elle, les pages de romans, les bouts-rimés anacréontiques, que daignait apparaître l’universel. Dieu changeait de nid, en quelque sorte. Et François Corentin fut l’un des premiers à s’en aviser, je veux dire qu’il faisait partie des premières générations d’hommes qui s’en avisèrent, oh pas avec l’intellect, pas par ruse ou calcul, mais avec le cœur qui croit ne pas calculer, fût-il dans ces transports plus calculateur que la jugeote illettrée de mille vieux marchands de vin scélérats. » [Les Onze p. 47 [1] ]

« A leur façon [les écrivains des Lumières] furent ce levain qu’ils voulaient être : parce que l’appétit limousin, ils avaient réussi à le transmuer au fond d’eux-mêmes, comme magiquement, mais très véridiquement, en générosité. » [Les Onze p. 49]

Il est terrible de tomber entre les mains du Michon écrivant !

Et je ne retiendrai donc que ces bouts rimés avec raison – qui « sacrent » l’écrivain - pour accueillir l’ouvrage dont il avait été donné de lire les trois premiers chapitres - il y a si longtemps maintenant (Po&sie n° 80, 1997, Scherzo, 1998) et auquel l’achèvement d’aujourd’hui donne cependant une sorte d’évidence naturelle. Il pleut des commentaires : voir le dossier de presse rassemblé par les éditions Verdier, la dernière livraison du Matricule des anges (magnifiques photos d’Ophélie Jaësan), les émissions de radio en quantité. Par dilection spéciale j’élis celui de Jean-Claude Pinson pour la revue Place Publique [2] , qui outre le regard d’écrivain qu’on lui connaît (voir son « Michon poète » dans « Sentimentale et naïve ») conclut par la touche politique en résonance avec ce que « l’appétit limousin » continue de « transmuer » en désir de partage, celui des « heures d’or » avec la passion de l’égalité, au principe de l’écriture de leur confrère Pierre Bergounioux. (Le Monde, édition du 28.03.09).

Dans un récent entretien Pierre Michon signale sa lecture de Conscience et Roman (I, La conscience au grand jour) de Jean-Louis Chrétien [3] , ouvrage qui étudie le monologue chez trois auteurs du XIX° : Stendhal, Balzac, Hugo, et trois autres du XX° : Faulkner, Woolf, Beckett. On imagine sans peine l’intérêt de qui s’est attardé sur Le temps est un grand maigre, récite volontiers Booz endormi, dit de l’un qu’il est « le père du texte », d’un autre qu’« il est beau » et que cela suffit. Jean-Louis Chrétien, là redoutablement sagace et heureusement plein d’humour, et ici intimidant :

« La lumière d’intelligence que nous découvrons dans les livres nous découvre en retour à nous-mêmes autrement. C’est le thème ancien du livre comme miroir où m’apparaît mon vrai visage. Quand il lit ce qui le regarde intensément, le lecteur [Monsieur,] est lu, déchiffré. » [4]

Aux premiers commentaires, succèderont plus tard à n‘en pas douter les exégèses fines, et se poursuivront les travaux savants (« Monseigneur l’Après-coup ») des Ivan Farron, Laurent Demanze et autres Agnès Castiglione, car il est heureux d’avoir « la science de sa jubilation ». En attendant, rien de tel que de se vivre comme le douzième homme de ce tableau, l’homme à qui l’on s’adresse, le style en personne :

« Sentez votre vigueur, votre beauté, votre chance d’une certaine façon. Car ceci se passe : la belle dame privée d’homme depuis longtemps vous regarde avec, dans le regard, l’aveu qu’elle a dans ses jupes l’émotion que vous avez dans vos braies ». [p. 72]

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En exergue les vers cités en anglais appartiennent aux Sonnets portugais (ici le 14°) d’Elizabeth Barrett Browning. Les éditions Le Bruit du temps fondées récemment par Antoine Jaccottet, en proposent une nouvelle édition bilingue dans la traduction de Claire Malroux. [5] Celle-ci en donne une brève et limpide préface, et nous rappelle la sensibilité critique des Charles Du Bos, d’Emily Dickinson ou encore de Virginia Woolf. Avec bonheur, l’éditeur nous offre de lire en postface : traduire les Sonnets portugais où Claire Malroux explicite les difficultés de la traduction des poèmes de forme « parfaite ». C’est en poète, Rilke aidant, qu’elle précise ses choix.

(V)oyez l’attaque du sonnet XXI :

Thou comest ! — all is said without a word ! —

rendue par :

Tu viens ! — et sans parole tout est dit ! —

Un bonheur, n’arrivant jamais seul, Claire Malroux publie ces jours-ci aux éditions José Corti traces, sillons dans la collection en lisant en écrivant [6].

Nous voici, derechef, en hautes terres d’écriture. Non pas dans le langage magnifiant, mais dans la prise de distance sereine. Sous la forme d’un journal, la traductrice des Dickinson, Stevens, Walcott et de bien d’autres convie le lecteur dans son atelier intérieur, là où à l’instar d’un Jacques Ancet pour l’univers hispanique, elle se fait poète de sa propre traduction. Elle le fait de manière encore plus évidente lorsqu’au sein de la même langue, la sienne, elle traduit ce qu’elle aura relevé en prose dans la forme du poème (v. pp. 118-122, ce qu’il advient du forsythia). Mais à l’image d’Emily Dickinson (qu’elle a en partage avec Louis Calaferte), si la forme est primordiale, reste que le critérium ultime demeurera en quelque sorte « physique » : le froid, ou le feu au crâne, ce que Michon appelait plus haut comme aveu de l’émotion, cette altération qui rend davantage soi-même ainsi que l’évoquait Chrétien, ou encore cette réussite de l’acteur dont parlait Denis Guénoun. Sans méconnaître, au grand jamais, que cette émotion est portée par une écriture, c’est à dire une érotique de la pensée : Jean-Louis Chrétien relève à juste titre à propos de madame de Chasteller (Lucien Leuwen) : « Elle n’avait pas même l’expérience des livres. […]. »

Dans ce journal, Claire Malroux nous fait rencontrer quelques uns qui ont eu cette expérience : Georges Perec, Eugénie de Guérin, Pessoa, Jacques Roubaud, Claude Simon, Geneviève Serreau, elle qui « croi(t) fermement en la constitution de réseaux, de constellations d’écrivains et de lecteurs qui transcendent les groupements temporaires suscités par l’histoire. ». Elle fait ainsi aussi désirer de mieux connaître l’œuvre d’une Maria Gabriela Llansol (Un faucon au poing [7]. Elle médite sur le mot chute (à propos de The falling man, de Don DeLillo) ou approfondit le sens du mot relevailles (à bien des pages de distance, mais le rapprochement est éloquent) à partir de Noli me tangere [8] de Jean-Luc Nancy.

Survient dans la lecture l’expression « pour un lyrisme critique » de Jean-Michel Maulpoix qui est devenue le titre d’un recueil d’essais [9] , toujours aux éditions José Corti, dans la veine et dans la suite de Du lyrisme, Le Poète perplexe, Adieux au poème.

L’expression était apparue dans une livraison du Nouveau Recueil (1999), l’auteur s’en explique sur son site personnel. Il la déplie dans son séminaire à l’université, mais aussi celui, public, en collaboration avec la Maison des écrivains et de la littérature, et dont les séances, enregistrées, sont téléchargeables [10] .

Claire Malroux évoque l’expression aux pp. 108-109 de son livre, relativement à des considérations qui lui sont propres, essentiellement comment distinguer un langage de poésie d’un langage de prose. Jean-Michel Maulpoix réaffirme quant à lui « la nécessité du lyrisme critique, c’est-à-dire du geste réflexif inhérent à l’écriture même, telle qu’elle invente, analyse ou réfracte. » [13] Il ajoute : « Une espèce d’ultime lieu critique, tel pourrait être le poème, en ce soin qu’il continue de prendre de la langue : scène et souci, timbre et tenue, accident et contenance. »

Comme les précédents recueils d’essais, celui-ci est foisonnant dans sa manière comme dans sa matière, je ne donne pour exemple que les pp. 95-96 qui citent en quelques lignes : Ariane Dreyfus, Jean-Claude Pinson, Claude Ber, Florence Pazzottu, Dominique Fourcade pour thématiser la présence à l’histoire. Il peut donc être un extrême suscitateur de lectures (environ160 noms propres en index).

Néanmoins l’organisation générale du propos permet aussi de prendre une position de recul par rapport au champ exploré, avec ses grands chapitres : Approches, Le lyrisme à présent, Héritages et testaments, Lyrisme et quotidien, Variété.

On le voit donc, c’est à la fois en universitaire, en inlassable pédagogue que Jean-Michel Maulpoix considère la donne contemporaine, mais aussi en poète engagé et en veilleur relevant le défi de « poésie, c’est crevé ». La vitalité du genre est sans doute une évidence pour ceux qu’elles concernent journellement, et quelles que soient les formes et parfois les oppositions radicales de formes, elle ne l’est plus on le sait pour le plus grand nombre, aussi et concurremment avec d’autres écoles de pensée – elles sauront se faire entendre - l’ouvrage de Jean-Michel Maulpoix a le très grand mérite de fournir un certain de pièces en défense au procès en inutilité qui est fait à la poésie aujourd’hui.

The soul’s Rialto hath its merchandise :
I barter curl for curl upon thar mart, —


© Ronald Klapka _ 10 mai 2009

[1Pierre Michon, Les Onze, éditions Verdier.

[2Jean-Claude Pinson Pierre Michon peintre de la Révolution Place Publique, mai 2009.

[3Jean-Louis Chrétien, Conscience et roman, I. Editions de minuit, avril 2009.

[44° de Sous le regard de la Bible, Jean-Louis Chrétien, Bayard, 2008

[5Elizabeth Barrett Browning, Sonnets portugais, traduction de Claire Malroux, éditions Le bruit du temps.

[6Claire Malroux ; traces, sillons ; éditions José Corti, v. aussi les dossiers Emily Dickinson & Wallace Stevens.

[7Un Faucon au poing, de Maria Gabriela Llansol. Je suis fascinée par sa conception des figures, comprenant qu’une des choses qui m’attirent dans la traduction, c’est d’approcher avec et dans ma langue, pour m’éclairer sur moi-même, de figures emblématiques étrangères de mon propre sexe, Emily Dickinson ou Emily Brontë, que la romancière du reste fait se rencontrer. Mon esprit voit intensément ces figures non seulement comme un mystère à interroger, mais comme une projection de mon propre corps. [...] Ce sont des héroïnes du roman du chapitre le plus important de ma vie et les lectures que je fais de leurs poèmes, toujours changeantes, constituent autant d’épisodes du livre intérieur. (traces, sillons p. 203-204)

[8V. Toucher/écrire
texte du 26 septembre 2003

[9Jean-Michel Maulpoix, pour un lyrisme critique, éditions José Corti.

[10La poésie pour quoi faire ? Le travail du poète, séminaire de Jean-Michel Maulpoix, enregistrement téléchargeable, et le site personnel.